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- Subject: [rue] le footsbarn
- Date: Mon, 30 May 2011 17:18:56 +0200
ça change des annonces de tournée.
Il y avait longtemps qu'on attendait une lettre comme ça qui raconte
la vie, et la passion. Merci Fabien de nous avoir si bien tout expliqué.
Quant au théâtre de l'Unité, le Ministère de la culture nous accorde
un sursis de 3 ans, ensuite ils veulent nous mettre à la casse, la
machine à éliminer est activée, mais nous nous sommes mis en mode
résistance.
Je vous mets une autre lettre, celle d'Eric Chevance, le directeur du
TNT de Bordeaux qui lui, jette l'éponge, elle est pas mal éclairante
non plus.
L'annonce publique de mon départ du TNT a suscité un certain nombre de
réactions de natures diverses, et je tiens ici à expliquer pourquoi je
me retire.
La principale raison est que les conditions d'exercice de notre projet
sont devenues impossibles. Les baisses de subvention de l'Etat sont
non seulement confirmées pour cette année, mais elles se poursuivront.
Le Directeur Régional des Affaires Culturelles m'a annoncé une
nouvelle diminution de 30 000 euros en 2012 et encore une autre de 30
000 en 2013. Certes, des décisions contraires peuvent encore se
prendre, certes, il y aura des élections l'an prochain, et beaucoup de
choses peuvent se passer encore, mais je ne crois plus que la tendance
puisse s'inverser. La raison invoquée pour ces baisses est simple, et
est clairement indiquée par la DRAC dans un récent article de Sud
Ouest : notre financement est jugé « particulièrement élevé pour une
structure ne bénéficiant pas d'un label national ». Nous avons donc
ici la confirmation que, pour le Ministère de la Culture aujourd’hui,
hors label, point de salut. C’est une catastrophe pour tous les
projets indépendants, singuliers, différents, nés non pas de la
volonté des pouvoirs en place, mais d’initiatives de la société
civile. C’est un appauvrissement grave de la vie artistique et
culturelle de notre pays, et c’est un pas de plus vers une culture
officielle, conventionnelle, consensuelle, voire pire ! Hélas,
aujourd’hui, nous n’avons même plus prise sur nos propres aventures,
de plus en plus fragilisées, et qui risquent de disparaître une à une.
Pour mémoire, le financement de l'Etat au TNT, en 2009, était de 193
000 euros. Il est passé en 2010 à 173 000 euros, il est cette année de
133 000 euros et sera en 2013 de 73 000 euros. Certes, cela reste une
somme conséquente, mais pour un établissement de notre taille, pour la
nature de nos activités, pour nos engagements envers les salariés et
les artistes, et au vu des financements des autres collectivités,
c'est très insuffisant.
Si je pars, c'est d'abord et avant tout pour préserver ce lieu, cet
outil de travail, et l'équipe, du moins une partie d’entre elle,
puisque deux postes ont été supprimés ces derniers jours. J'ai le
sentiment de ne plus être en capacité de négocier nos financements.
Mes discours, mes positions, mes engagements sont connus de tous, ici,
et ne semblent plus opérants. J'ai essayé de proposer un nouveau
projet tenant compte des contraintes budgétaires actuelles, mais
demandant un moratoire sur les baisses à venir. La DRAC l'a
catégoriquement rejeté.
Cette nouvelle idée, cette orientation possible était centrée autour
de l'idée de transmission, de relations avec les établissements
d'enseignement supérieur, université et autres écoles d'art, et se
proposait de mettre les étudiants au cœur d'un projet artistique et
culturel. Il s'appuyait sur l'expérience du TNT dans ce domaine et
l'analyse que j'avais faite de nouveaux besoins sur le territoire.
J'en avais parlé avec plusieurs partenaires actuels ou potentiels, et
j'avais bon espoir de pouvoir y travailler efficacement. La réponse de
l’Etat fut sèche, et non dénuée de cynisme (je cite) « Vous pourriez
avoir le meilleur projet qui soit, cela ne changera rien à nos
décisions ». Cette réponse est pour moi une erreur. Comme ces
dernières années pour le TNT, la DRAC n’a pas su mesurer l’intérêt de
ce nouveau projet, ou plutôt, elle ne l’a pas voulu, ne s’en tenant
qu’à des directives administratives. Les consignes passent avant les
personnes, les circulaires avant les projets. C’est certes une façon
d’agir. Il en existe d’autres, et il est toujours possible que l’Etat
change d’avis et revienne sur ses décisions. Je le souhaite, mais quoi
qu’il en soit ce sera sans moi.
Je pense aujourd'hui que, pour qu'un projet artistique et culturel
cohérent et solide puisse subsister à la Manufacture de Chaussures, il
faut passer la main à quelqu'un de plus jeune, avec de nouvelles
énergies, de nouvelles idées, et sans doute de nouvelles orientations.
Je ne puis plus porter cela. Ces derniers mois m'ont totalement usé.
Après 15 ans de combats sans discontinuer — parce que piloter une
aventure comme celle du TNT, c’est un combat permanent — je suis
épuisé. J'ai le sentiment que la confiance réciproque, nécessaire,
décisive, entre un établissement culturel et ses partenaires publics,
n'existe plus. Du moins avec certains d'entre eux.
Ma décision est aussi une question de dignité personnelle. On nous
retire les moyens de fonctionner normalement, on nous demande de
"réduire la voilure", donc, de courber l'échine. De ce fait, on nous
impose de renoncer à nos engagements, sociaux, artistiques, culturels,
citoyens, politiques. De rentrer dans le rang. Je m'y refuse ! Je m’y
refuse et je préfère partir pour préserver ce qui peut l'être, plutôt
que d'accompagner un déclin et une chute inéluctables dans l'état
actuel des choses.Je n'ai pas l'âme du capitaine qui sombre avec son
navire. Si cela permet de sauver le vaisseau, je préfère plonger !
Depuis le mois de janvier, date à laquelle l'Etat nous a signifié son
désengagement, j'ai reçu de nombreux témoignages d'amitié, de
solidarité, des offres de soutien, ou simplement un petit signe de la
part d'artistes, de techniciens, de spectateurs, d'enseignants ou
simplement de voisins. Des acteurs culturels, responsables de
structures, m'ont eux aussi écrit, appelé, parlé et écouté. Ceux-ci,
mes collègues, mes camarades, m'ont prouvé qu’aujourd’hui, que, malgré
les problèmes de chacun, malgré toutes les injonctions à
l’individualisme qui nous sont faites (et jusque dans les orientations
du Ministère de la culture où l’on a souhaité remplacer la culture
pour tous par la culture pour chacun), le mot de solidarité a encore
un sens. Mais en revanche, rien, je dis bien rien, de la part de ce
que l'on appelle les institutions culturelles. Dans cette région du
sud-ouest, où notre situation est publique depuis le début de l’année,
prenez n'importe quel établissement dont le nom comporte le mot «
national(e) », soyez certain qu'il n'a montré aucun intérêt aux
difficultés que nous rencontrons. A une exception près, aucune des
structures labellisées, de ces labels dont je parlais plus haut, n'a
réagi. Je suis abasourdi que des personnes avec lesquelles on
travaille très régulièrement, avec lesquels on noue des partenariats,
on construit des programmations communes, des personnes que l’on
côtoie dans les réunions, avec lesquelles on échange, on débat, des
personnes avec lesquelles on partage le même objet, sur le même
territoire, montrent une telle indifférence. Ou un tel dédain. Ou un
tel mépris.
Mardi soir, le Conseil d'administration du TNT a entériné ma décision
de partir et a proposé officiellement à Frédéric Maragnani de me
succéder. Frédéric est un artiste de grande qualité, qui pense de
façon très pertinente l'art et l'action culturelle. Il dispose de
réseaux et de soutiens, et d'une solide reconnaissance. Sa compagnie
est la première compagnie autre que celle des fondateurs à avoir été
programmée au TNT, en 1998, et nous avons fréquemment travaillé avec
lui. En 2007, il s’est totalement engagé dans le projet de GEIQ
Spectacle vivant qu’à l’initiative de Gilbert Tiberghien, nous avions
lancé. Durant toutes ces années, nous avons régulièrement et
longuement parlé ensemble. Il a été l'un des rares artistes à venir me
voir sans avoir forcément quelque chose à me proposer, juste pour
discuter, débattre, échanger. C'est lors de ces moments que j'ai perçu
la profondeur de sa réflexion et la justesse de ses analyses. C'est
donc une transition, une transmission qui me semble juste et
naturelle. Il a des idées fortes, et sans doute de nouvelles façons de
travailler. Bref, je pense qu'il est en capacité, malgré les
difficultés actuelles, d’inventer et de porter ici un beau projet,
inventif et durable.
Je sais que tout choix est contestable, risqué, clivant. Celui que
nous avons fait avec Frédéric Maragnani sera donc commenté, critiqué,
et chacun trouvera qu'il aurait été bien plus juste, ou légitime, ou
pertinent, d'en faire un autre. Certains s'irriteront de ne pas avoir
été consultés. D'autres s'offusqueront de ne pas être à sa place.
D'autres encore déploreront la procédure que nous avons employée, ou
même ironiseront sur la personne elle-même. Mais ce choix est notre
choix, et nous l'assumons totalement. C’est, dans la situation
actuelle, le meilleur que nous ayons pu faire.
Mon départ du TNT est officiel, ma décision est définitive. Je
resterai encore quelques mois, peut-être jusqu'à la fin de l'année,
peut-être un peu plus, selon les circonstances, afin de préparer au
mieux la suite. Je n'ai pas d'autre projet, à part continuer les cours
que je donne déjà à l'université, et même cela est incertain. Mais je
ne m'inquiète pas. Un peu de repos ne me fera pas de mal, et je suis
prêt à de nouveaux engagements...
Pour terminer, sachez que je suis très heureux de ces quinze ans de
travail, et fier de ce que nous avons effectué, avec les membres
fondateurs du TNT, d'abord, Françoise Bleuse, Alain Raimond, Jean-Luc
Terrade et Gilbert Tiberghien, mais aussi avec toutes les personnes
qui, à un moment ou un autre, ont fait ou font encore partie de
l'équipe permanente et ont nourri notre projet : Mathilde Avignon,
Hélène Coudrain, Véronique Dulaurens, Géraldine Étienne, Sébastien
Gazeau, Bénédicte Granier, Jean-Marc Guittet, Agnès Henry, Erika Hess,
Isabelle Jelen, Christophe Joubel, Annick Lagrais, Karine Larrat, Maya
Latrubesse, Samuel Loison, Frank Maubourguet, Elsa Mauzit-Pipet,
Frédéric Nogray, Alexia Philippon puis Larrarté, Pierre Saraïs,
Jocelyne Steffann, Sébastien Tollié, Marion Vian, Maryvonne Wadier. Je
n'oublie pas non plus les camarades des équipes de la compagnie
Tiberghien, qui ont partagé bien plus que nos bureaux. Et beaucoup
d'autres aussi, qui ont participé à notre aventure, en premier lieu
les artistes que nous avons reçus ponctuellement ou régulièrement, qui
se sont parfois installés durablement dans nos murs, et qui furent au
cœur de notre travail. Je pense aussi aux bénévoles du Conseil
d’administration, aux techniciens intermittents, aux stagiaires, à
tous les partenaires avec lesquels nous avons construit des relations,
à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, à un titre ou à un autre,
ont contribué à faire du TNT ce qu’il est devenu.
Je suis très heureux, donc, d’avoir vécu ces années exaltantes, et je
le serai encore plus si, dans quelques années, je peux encore venir à
la Manufacture de chaussures comme spectateur. Si, ici ou là, à
Bordeaux ou autre part, je peux encore être amusé, surpris, dérangé,
agacé ou totalement en rage devant un plateau et de artistes, des
acteurs, des danseurs, des performers. Si je peux en débattre,
défendre ou critiquer, ou simplement garder le silence... J'espère
qu'ici, comme ailleurs, ce sera encore possible. Je l'espère
profondément.
Eric Chevance, 30 mai 2011
Addendum
Au delà même de l'actualité du TNT, je nourris de véritables
inquiétudes sur la situation générale de la culture. Sur la situation
du service public. Sur l'état de nos sociétés. Ce qui est le plus
révoltant, et peut-être le plus difficile à accepter, c'est la
sensation d'impuissance que nous ressentons. Que je ressens, pour ma
part. On sait hélas depuis longtemps que nos bulletins de vote sont
inutiles, puisque ceux qui sont en position d'être élus n'ont ni les
moyens, ni même l'intention de changer quoi que ce soit à cette marche
du monde qui s'affole. Notre foi en un système démocratique est du
même ordre que la foi religieuse : on ne voit pas Dieu, mais on y
croit quand même. On ne voit pas la démocratie, mais on y croit quand
même. Mais jusqu'à quand ?
Alors la colère me prend souvent. La peur aussi, je l'avoue. C'est
récent, et c'est sans doute lié à ce sentiment d'impuissance. Nous
avons l'habitude d'agir. Les métiers que nous avons choisis, qui sont
des choix de vie avant d'être des choix professionnels, font de nous
des hommes et des femmes d'action. Nous avons créé nos structures,
nous avons bâti nos projets, nous avons refusé les cadres
conventionnels, les carrières qui pouvaient se présenter à nous, nous
avons lutté pour mettre en actes nos convictions. Et jusque là,
souvent dans la difficulté, dans la précarité, parfois au prix de
crises profondes qu'il a fallu affronter, jusque là, nous avons réussi
à tenir. Comme nous avons continué à croire au monde meilleur que nous
voulions contribuer à construire.
J’écrivais il y a quelques semaines mon désarroi devant l'avalanche de
ces nouvelles immondes qui nous paralyse. Parce que nous ne savions
plus où nous battre, comment nous battre, contre qui nous battre. Les
adversaires sont si nombreux, si puissants, si camouflés aussi,
parfois déguisés en alliés. La pauvreté des discours politiques dans
un monde qui s'effondre est effrayante. Je dénonçais la pusillanimité
de nos dirigeants devant les tyrans de tout poil, l'aveuglement du
pouvoir, l'oubli de l'histoire, l'imprévoyance qui n'est sans doute
que cynisme (« Après moi, non plus le déluge, mais l'explosion
nucléaire ! »), et j’étais effrayé, ne voyant comment agir.
Aujourd’hui, devant les mouvements du monde arabe d’abord, puis ceux
qui naissent en Europe, j’entrevois une lueur d’espoir. Il nous faut
l’entretenir la nourrir, la faire croître. Comment faire autrement que
retrouver l’espoir ? Comment faire pour vivre, autrement ?
- [rue] le footsbarn, Jacques Livchine, 30/05/2011
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