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[rue] le journaliste, deuxième temps


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  • Subject: [rue] le journaliste, deuxième temps
  • Date: Mon, 29 Aug 2011 10:55:46 +0200

Ma première représentation fut une véritable catastrophe.
Parachuté sur un improbable coin de placette, près d'un parc, je donnais mon
texte sous un soleil caniculaire.
Tentant de jouer malgré la sueur torrentielle qui se déversait de chacun des
pores de ma peau, je subissais l'astre mordant qui me frappait en plein
visage, réduisant la justesse de mes expressions à une unique grimace.
Sur ma gauche un couple de jeunes hébétés sirotaient une grande bière chaude
en criant sans raison sur leurs trois chiens, sans prêter aucune attention à
mes efforts ou au confort des cinq spectateurs.
Ceux-ci me toisaient sans passion, assis quinze mètres plus loin. A l'ombre.
Ils partageaient un pique-nique.
Régulièrement, le brouhaha de rires et d'applaudissements proches ponctuait
inopinément ma prestation.
Les chiens traversaient parfois mon espace scénique, malgré les injurieuses
invectives de leurs maîtres.
Puis une parade de percussions latines passa dans la rue adjacente dans un
fracas épouvantable, emportant mes cinq spectateurs.
J'allais m'évanouir lorsque Kaya, l'un des trois chiens, s'assis face à moi,
la tête légèrement inclinée.
Je concluais donc pour lui et allais, exténué, prendre une douche (froide)
dans un gymnase qui servait de loge à une bonne centaine d'artistes d'une
pudeur fort relative.
Je regagnais les bords de la rivière, défait, pour enfin me reposer.
Je portais la main à la fermeture éclair de ma tente lorsque des trombes
d'eau s'abattirent subitement du ciel, l'inondant en 20 secondes, ainsi que
tout ce qui m'appartenait.
Saisi d'une poignante envie de pleurer, je m'allongeais sur mon sac de
couchage mouillé, et raide comme un mort je maudissais en pensée le Cantal,
le In, le Off, le public et Décathlon.

J'aurais pu rentrer à Paris par le premier train, mais une pugnacité rebelle
naissait en moi.
Résolu à en découdre et à vivre au diapason de ces compagnies aussi inconnues
que valeureuses, je me muais en spectateur lambda.
Moi qui portais un oeil condescendant sur ces troupes bigarrées, les fourrant
indifféremment dans le sac de l'animation et du populisme, moi qui pensais
que leurs conditions de travail s'accordaient à la pauvreté de leurs
propositions artistiques, je fus littéralement transporté.
Ce milieu bouillonnait d'inventivité, brisant les codes, traversant les
genres, le public bousculé riait à tout rompre, des standing ovations se
dressaient dans la nuit aux quatre coins de la ville, les comédiens faisaient
feu de tout bois, intégrant trottoirs et façades à leur scénographie, du
texte à l'acrobatie une armée défiante et frondeuse se jetait sur la chose
théâtrale et brulant du feu suprême elle enflammait les foules, elle était
jeunesse et poésie, grâce et révolte, je ne faisais plus qu'un avec mes
frères, nous étions le peuple roi porté aux nues sur les ailes de la liberté.
Plus encore que leurs qualités scéniques, ces artistes étaient l'exemple
vivant de l'altérité, de l'espoir, de la résistance, nous les voulions
toujours plus indignés, plus affranchis, plus beaux dans leurs itinérances,
dans leur quête du juste et de l'insaisissable. Je maudissais les Arribat et
les Du Vignal, qui leur faisaient l'affront d'écrire au sujet de ce festival
pour n'en traiter que les onze cinq cents quarantièmes sans saisir ce
qu'était en vérité Aurillac. J'avais expérimenté dans ma chair que le contenu
d'Aurillac, c'était le Off, quoi qu'en pensent les ridicules experts de salon.
La vie était là, dehors, tête nue, sous les étoiles, belle et folle comme une
danse païenne.
Harassé mais transporté, je m'effondrais tard dans la nuit, lui vouant une
passion nouvelle.

Je me suis battu.
J'ai fait mon cercle, j'ai oublié le quatrième mur, j'ai ouvert mon jeu, j'ai
offert mon âme au public.
J'ai envié les historiques qui échangeaient amicalement cour Jules Ferry,
pris en pitié certains d'entre eux qui singeaient la cordialité pour mieux
vendre leur boutique.
Détesté ce champagne chaud et d'une qualité médiocre.
Arboré l'autocollant de ce Paulo que je ne connaissais même pas mais qui
symbolisait si bien l'union de coeur de ce milieu.
Dans le train qui me ramenait à Paris, j'ai retrouvé le programme officiel
dans une poche, froissé.
Je l'ai jeté.
Je n'écrirai pas sur Aurillac.
La rue se passe de nos articles anecdotiques, elle se moque bien de la
reconnaissance, elle n'a pas besoin de nos distinctions convenues.
Elle court la France, elle joue.
Elle vit.








  • [rue] le journaliste, deuxième temps, Chtou, 29/08/2011

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