Liste arts de la rue

Archives de la liste Aide


RE: [rue] [Rue] Les foules bienvenues


Chronologique Discussions 
  • From: Franck Halimi < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: RE: [rue] [Rue] Les foules bienvenues
  • Date: Mon, 28 May 2012 07:35:32 +0000
  • Importance: Normal

Salut, c'est Franck de Bourgogne.

Putain, quel tableau : parfois, la vie, c'est magnifique !

Merci, Fabien...

@+ Franck de B.

------------------------------




Date: Tue, 22 May 2012 19:09:45 +0200
From:
To: ;
Subject: [rue] [Rue] Les foules bienvenues

Roberto, c'est un barbier. Le port altier. Cravate rose et manteau impeccable. On l'a rencontré une nuit de débauche et de musique. Casa Piedade. La taverne de la piété. Mon cul. Jamais plus gros mensonge. Il chante en triplant son menton. Il se fait prier. Longtemps. Alors en attendant, il y a son pote. Vieux pitre. Qui enfonce son bob avant de chanter des refrains que personne ne comprend mais que tout le monde reprend. A la guitare, il y a un homme tanné, qui pousse une voix incroyable, désordonnée, complètement détruite par des années de tavernes. Et sa femme chante la Llorona comme personne. Deux notes : tu chiales ton enfance, ta vieillesse et les mille milliards de femmes dont les bateaux ne reviennent jamais. Il y a aussi leur pote, jeune et bien coiffé. Timide. Lui, c'est les deux mains sur les hanches qu'il chante faux, de cette voix tellement portugaise. tellement scandaleusement éloquente. Celle des étudiants à cape de Coimbra et des paysans du Minho. Il te parle de cheval et de bords de mer en fléchissant les genoux. Le patron du caboulot, il passe son temps à faire des génuflexions et des signes de croix. "Nous sommes tous les fils de Dieu" il répète avant de se raviser "de toutes façons, on est tous des fils de pute...".
Celui qui te sert, c'est Fransisco. Un homme minuscule, à la voix haut perché, la tête cousue de cicatrices. Il boîte. Il te sers en clignant de l'oeil des japoneiras - spécialité de la casa - du vin, de la bière et du sucre. Tu bois : c'est degueulasse. Alors tu le lui dit, et lui te répond, ben oui c'est dégueulasse, mais c'est la spécialité de la maison. Dieu est grand. Le patron continue ses génuflexions. Il te répète que s'il est si bon peintre c'est qu'il est complètement illettré. trois fois on y est allé. Nous tous : Polonais, Indiens, Bosniaques, Français, Anglais, etc... Et on a tous chanté. Epouvantables. Forcenés. Jusqu'aux aubes des dimanches, pleines de bigotes et de familles coiffées. véritable piété.
Et bien tous ces héros, toutes ces grandes personnes, ils sont tous venus voir notre spectacle avant hier, avant de nous régaler une fois encore, sous notre chapiteau, de leur musique de rustres.
On avait croisé les mêmes peu de temps avant. Adega do Pinto cette fois. Un autre caboulot. le vin, rien qu'à le regarder tu a déjà des aigreurs d'estomac. Mais on s'en fout, parce que c'est de chanter qu'il s'agit. Alors tu chante. chante. Chante. Dans cinq langues. En masse. Les femmes viennent viennent chercher les maris. une fois. Deux fois. Trois fois. Mais à chaque fois les maris reviennent, et se remettent à chanter. L'une de ces femmes, je l'ai vue revenir avec un sourire et un appareil photo. Elle voulait garder la mémoire de ce soir où son mari - un petit moustachu à ressort - faisait chanter cette foule bariolée venus de dix pays différents.
Ils sont tous venus voir le spectacle. Les maris et les femmes aussi.
La voisine Maria, elle gueule à jet continu. Elle a frappé à la porte de ma caravane le premier jour. Elle m'a longuement expliqué qu'elle avait deux machines à laver et une looooongue corde à linge. Elle s'est mise à laver notre linge. Une des cinquante petits boulots qu'elle cumule pour nourrir sa famille d'excités. A chaque fois qu'elle débarque sur le campement, tout le monde doit être à ses ordres. Elle frappe aux portes des caravanes, réclame du linge, fait des commentaires sur la qualité des vêtements. Parle fort. Gesticule. Fait semblant de partir. Revient. Et rit de la couleur de peau des indiens.
Elle est venue, elle aussi. Trois fois. La première fois, elle a rien compris, alors elle a lu l'histoire sur internet. Puis elle est revenue. Et maintenant elle emmène des copines et leur explique l'histoire au fur et à mesure de la pièce.
Les voisins sont venus, aussi, les fermiers, les recycleurs de tissus, les apaches alentours.
Ils sont tous venus, de leurs bas-fonds, pour voir la Tempête, de Shakespeare, jouée en Anglais médiéval, en Français, en Malayalam et en Sanskrit.
Indian Tempest du Footsbarn.
A Guiamrães, au Portugal.
Un spectacle éblouissant. Putain que je suis fier. Et putain que suis fier du public qu'on a rassemblé.

Le lendemain des avants-premières, on a fait une ouverture fracassante. Les producteurs ont débarqué avec leurs costards, leurs programmes de salles, leurs bancs réservés, talkies-walkies et leurs oreillettes... Et pour la millième fois je me suis dit que les pires ennemis du spectacle vivant, c'est le plus souvent ceux qui l'opèrent.

Exit Roberto, Ana Maria, Filomena, Fransisco et toute la faune joyeuse des tavernes. Exit à coup d'intimidations, de costards, de talkies-walkies et d'oreillettes. Tu vas au théâtre, tu te retrouve en prison.
Dommage.

Nous on a joué la veille, gratuit, pour Roberto, Ana Maria, Filomena, Fransisco et toute la faune joyeuse des tavernes. Ceux pour qui payer cinq euros, c'est trop. C'est eux qui ont essuyés les plâtres. C'est eux qui ont donné le ton. Le rythme.
C'était la plus belle façon d'ouvrir ce spectacle.

Maintenant, c'est lancé. Prenez garde : rien ne peut nous arrêter.

--
Fabien Granier
06 71 01 33 34

"Mon Dieu
Dit la reine
pleine de joie
Dieu que la vie est belle
même si l'on meurt quelque fois"
         (Prévert)



Archives gérées par MHonArc 2.6.19+.

Top of page