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[rue] La Famille


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  • From: Gildas Puget < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] La Famille
  • Date: Fri, 26 Jun 2015 23:56:37 +0200

Une fine pluie s’abattait sur Pontoise, et le gris du ciel se délayait sur les toits de zinc.
L’ondée froide dégoulinait le long des façades, détrempait les trottoirs, emplissait les caniveaux, et au terme d'un ruisselet clapotant, elle venait s’épandre dans les graviers au pied du cimetière, souillant les élégants souliers vernis de Rod. 
Un grincement ferreux le tira de sa contemplation, et il vit que des élus en costume sombre ouvraient grand le portail.
Tandis que le cortège s’ébranlait, il regardait ces hommes et ces femmes avec une sensation de plénitude troublante.
De nombreux opérateurs culturels étaient là...
Un homme posa la main sur son épaule. C’était Dom, un ami, qui lui demanda doucement:
« Quelqu’un de ta famille? » 
« Oui. »
Dom lui emboita le pas en lui offrant distraitement une cigarette.
« C’est bizarre, tu as vu à la terrasse là-bas? Il y a toute une clique de gens qui ne suivent pas le cortège… »
Rod sourit avec défi.
« Mouais. J’ai l’habitude. Tu sais, ma famille n’est pas très en vue. Et en vérité, j’en suis fier. 
Elle est pleine de fous, de génies et de ratés."
Dom sourit à son tour. Rod avait une tendance naturelle à la rébellion et à la grandiloquence, et il avait l’air en bonne forme.
"Le bourgeois la dédaigne, parce qu’elle vit dans la rue, loin des velours et des moulures, ses doudous.
L’intellectuel la prise, mais il ne vaut pas mieux. Pour lui c’est de l’in situ transdisciplinaire, de l’art dans l’espace publique.
C’est l’ethnologue chez les Papous, ma vraie famille n’a pas de recul, elle vit en temps réel.
Personne ne sait vraiment qui on est. D’ailleurs, on ne sait pas le dire nous-même. »
« Tout de même, ne pas suivre le cortège alors qu’il était si populaire."  tiqua Dom. "Dis donc, le cercueil c’est du sapin deuxième choix non? Quand on pense qu’il détestait le médiocre, si ce n’était pas le chantre de l’exigence artistique! »
« Tu l’as dit. Tu sais, on est comme ça. On n’a pas grand-chose, mais on reste dans les mémoires. »
Protégeant son briquet dans ses mains, Rod planta ses yeux dans ceux de Dom.
"Parce qu’on est des princes, parce qu’on n’est personne, parce que la ville c’est Sherwood, alors on partage.
Et tout l’or du monde ne vaut pas les cheveux libres d’une belle qui danse, sous le soleil.
Je crois que le seul gêne qu’on a tous en commun, c’est la générosité.
Ca doit être pour ça qu’on travaille comme des fous, on a le coeur sur la main. »
Dom leva suspicieusement le sourcil.
« Mais bon, t’est bien gentil, avec ton apologie familiale, mais si on peut pas vous quantifier non plus… enfin tu vois ce que je veux dire… comment on sait qui vous êtes? »
« C’est nous qui le disons. C’est nous qui nous comptons. C’est nous qui nous reconnaissons. »
Dom se renfrogna, l’air peu convaincu. 
Rod reprit:
« Ecoute, par exemple, celui qui est dans le cercueil, lui là, il savait qu’il était de la famille. moi je suis déjà allé chez lui, et je peux te dire qu’il en était. Tu veux que je te dise pourquoi?
Parce que je l’ai su quand j’y suis arrivé. Parce que les gens sont vrais. Parce qu’ils ont une histoire, une culture commune avec toi. Parce qu’ils t’accueillent avec une certaine intelligence, une certaine qualité humaine.
Chez combien de gens on débarque et ce sont de foutus événements montés de toutes pièces dans des bureaux, des programmations estivales vidées de leur sens tenues par des clones sortis de BTS, des festivals montés comme des fêtes des associations, où on passe de stand en stand, comme des consommateurs écervelés? 
Chez lui tu arrivais, et tu parlais le même langage. Celui de la passion, celui de la flamme, mec. 
C’est pas donné à tout le monde, de savoir travailler un public, de savoir raconter une histoire, de savoir accueillir les gens, tous, de savoir allumer une ville, de savoir quoi mettre et où le mettre, et comment le mettre.
Et ça fait toute la différence, crois-moi. »
Ils se remirent en route. Le cortège s’était réparti autour d’une vaste fosse, où l’on descendait déjà le cercueil au bout de cordes de chanvre.
On soupirait, on regrettait, on se plaignait, on n’y pouvait rien, c’était comme partout.
Dom, laconique, lâcha: « c’est vraiment la crise?»
Rod lui claqua le dos gentiment.
« Tu sais, c’était un magicien, il faut un magicien pour faire cohabiter les quatre éléments. L’air, la terre, l’eau et le feu! 
Chez nous, ça c’est le public, le lieu, le moment, et l’artiste! Et un magicien, ça ne meurt pas mon vieux, ça disparaît… »
Ils s’approchèrent à leur tour de la fosse, pour un dernier salut.
Les nuages libéraient le soleil, qui inondait à présent la cérémonie.
Au fond, le cercueil était posé un peu de travers, comme s'il allait s’ouvrir pour vous surprendre, comme si tout cela n’était pas très sérieux.
Une couronne de fleurs était barrée d’un ruban rouge et or, où l’on lisait: Festival Artères Publique.
« Il va me manquer. » soupira Dom
Rod, lui, gardait un sourire en coin.
Le soleil faisait briller ses godasses.
« A bientôt, cousin… »











  • [rue] La Famille, Gildas Puget, 26/06/2015

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