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[rue] C'est nous.


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  • From: Gildas Puget < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] C'est nous.
  • Date: Tue, 2 Feb 2016 10:52:12 +0100

C’était le début des années 90, notre premier spectacle sortait tout droit d’une jeune école de cirque, et nous avions fait très fort pour la com: notre flyer était conçu comme un tapis rouge enrubanné, qui, libéré, déroulait une interminable liste de dates qui coupait les jambes à tous les collègues. Nous en avions une quarantaine rien qu’en Juillet/Août, et autant l’hiver.
25 ans tous les deux, une pratique sportive quotidienne, une intermittence à 12000 francs, pas de nana, pas d’enfant, pas de crédit et deux belles gueules.
C’est bien simple, j’étais solaire. J’éblouissais les gens. 
J’avais l’avenir devant moi et pour un premier spectacle, il s’annonçait radieux. De l’énergie, des gags en cascade, un passing en monocycle et du sept torches au final, on jouait partout, les gens se marraient... on cartonnait.
Bien sûr à l’époque déjà, des loozers se plaignaient continuellement du contexte économique à cause duquel ils galéraient. En 92, Avignon était entièrement annulé. Je savais bien au fond que s’ils ramaient, c’est que leur spectacle était mauvais, trop long, pas assez drôle, trop engagé, mal vendable, ils n’avaient rien compris. Pour moi tout était clair, c’était une question de survie, d’instinct. Un spectacle, ça doit se vendre, les prétentions artistiques, c’est du temps de perdu. 
Dans la spirale de la win d’un spectacle qui tourne, tout vous sourit, tout, le reste part aux oubliettes, et vous, vous êtes le roi sur son trône. Le roi-soleil.


Au milieu des années quatre vingt dix, nous avions eu envie de nous dépasser et de faire encore plus fort que le premier, et nous avons sorti un spectacle clownesque. Le clown est un art périlleux, et le spectacle souffrait d’une certaine instabilité. Nous avions eu le courage d’essayer d’affiner notre jeu, j’en étais particulièrement fier, et j’avais le sentiment de m’être épaissi professionellement.
Parfois nous atteignions des moments de grâce, et nous touchions au sublime. Le succès de ce deuxième spectacle valait presque celui du premier, et les deux cumulés, nous travaillions comme des dingues, gagnant le respect de nos collègues. Il fallait aller plus loin.


Fin quatre vingt dix, après dix années, j’avais acquis une culture de la question et je baignais alors en conscience dans le milieu de la rue. Les figures les plus respectées étaient les grandes formes, les tribus nombreuses qui transformaient la ville. Les images de Royal de luxe, les légendes de monstres passés étaient très prégnantes, car ils étaient là, derrière, juste avant nous, comme nous indiquant une voie.
Ces gens-là n’avaient pas fait de simples spectacles, ils avaient créé des événements nouveaux, des rapports publics inattendus.
Ils n’étaient pas de simples artistes de cabarets, ils étaient des personnalités, des créateurs. Ils étaient des artistes.
Nous avons monté une grosse forme, et compris rapidement quels problèmes cela engendrait. 
L’aventure en groupe était grisante, et notre propos contestataire servit sur un mode plutôt rock’n roll. Nous avions vraiment de la gueule, en bande, et nous pouvions être fiers de proposer quelque chose de libre, de poétique et de sauvage, mais les coups avaient terriblement augmentés. N’était-ce que cela? 
Nous ne tournions pas assez pour assurer l’intermittence à tout le monde, ce qui nous aurait garanti l’adhésion et la disponibilité totale d’une tribu, comme nos anciens avaient pu le faire. 


En 2003, mon collègue lâcha l’affaire, saoulé par l’intermittence et les conflits intestins de la compagnie. Et puis nous allions bientôt avoir quarante ans.Nous tournions beaucoup moins, cherchant un peu le cachet, mais notre prétention artistique, elle, avait crû.
Jamais nous n’aurions pu repartir sur du jonglage ou de la clownerie, nous étions plus politisés, plus responsables. Nous étions pères, aussi. 
Alors j’ai tenté un solo de texte, j’ai voulu dire mon dégoût face à ce siècle qui commençait si mal, moi qui enfant avais rêvé de l’an deux mille. L’an deux mille, il faut savoir ce que cela représentait! 
Empli de cette nostalgie, chargé d’un texte engagé, j’ai sorti ce spectacle sans chercher aucune facilité, sans chercher à le vendre, plaçant le message avant tout. Ce fut un fiasco. 
Je crois pourtant qu’il était bon, mais la rue voulait des clowns, des spectacles drôles. 
Et moi, je voulais de l’art. Des propositions transversales. J’en avais marre des clowns, je voulais des artistes.


Fin deux mille, à quarante sept ans, je pris la décision d’arrêter de tourner, et de tenter une reconversion. Je m’inscrivais dans un conseil municipal, je retournais à l’école pour passer des diplômes valorisants, et j’essayais de profiter de ma connaissance du milieu artistique pour trouver un emploi institutionnel dans le spectacle vivant. J’y parvins, au-delà de mes espérances.
Je montais un festival d’arts de la rue qui fut un succès foudroyant, et me retrouvais, comme on le dit dans ce métier, « programmateur ». Les années passèrent, jusqu’à aujourd’hui. Des années durant lesquelles j’ai donné à voir bien des drôleries au public, toujours satisfait par la légèreté. J’ai même eu le budget pour quelques grosses formes, qui ont l’avantage de faire de la presse, à défaut d’être artistiquement pertinentes. Mais année après année, je maudissais ce qu'étaient devenus les artistes.
Je maudissais cette dilution dans le vendable, ces solos et duos à répétition, ces spectacles faciles.
Je trouvais que les artistes ne prenaient plus de risques. J’ai repensé à mon parcours artistique.


Et j’ai compris.


A la dernière édition de mon festival, j’ai embauché un plateau d’artistes individuellements, mis en scène par l’un d’eux, pour qu’ils me fassent une création sur mesure sans aucune contrainte.
Ils ont fait une intervention incroyable, culte, d’une liberté inconcevable.
Ceux là même qui présentaient habituellement des clowneries populaires furent les plus engagés. Le public a été soufflé par la qualité et l’unicité de la proposition. Les artistes m’ont couvert de remerciements pour leur avoir fait ce cadeau.
Ca m’est venu comme une évidence. 
Tous ces artistes cherchent à survivre. D’autres chemins les mèneraient à s’éteindre, comme je me suis éteint autrefois. Ils sont des oiseaux étranges, mais ils volent dans le ciel de notre temps.
Ce ne sont pas eux qui initient la liberté artistique. 

C’est nous.










  • [rue] C'est nous., Gildas Puget, 02/02/2016

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