"Je glisse mon maigre
dossier sur la table, je prends la place derrière le carton à mon nom,
et je rajuste mon gilet, qui a la perfide habitude de remonter quand je
m'assois depuis que j'ai repris du ventre. Les
poings posés sur la table, je prends le temps de respirer lentement,
comme à mon habitude, en balayant du regard le tour de table, sentant
monter en moi une sourde angoisse. Je suis drôlement impressionné par le nombre d'élus réunis… et par la présence de supérieurs importants. Onze
maires, le type de la Drac, deux élus de la région, le département, une
dame des dossiers Leader, le fameux Centre des arts de la rue national,
et même, pour ne pas dire surtout, Mr Boutelet, le président de la communauté de communes. Bon
sang, ils ont réussi leur coup, Lézart de rue… Je rabats mon gilet et
je griffonne quelques notes au crayon gris, pour me donner une
contenance, le temps de bien me préparer.
Mieux vaut me remémorer l'historique, au cas où on m'interrogerait à son sujet.
La
première année où le festival m'a proposé un spectacle pour la commune,
j'étais loin de penser que j'en arriverai un jour à une telle réunion,
prêt à défendre l'événement alors même que Mr Boutelet y est au mieux indifférent, et au pire, opposé.
Bon,
j'ai toujours été sensible à la culture, mais en tant que Maire, je
sais trop bien que c'est le dernier souci de la majorité de mes
administrés.
Franchement, en matière de visibilité électorale, tu gagnes bien
sûr beaucoup plus de crédit à l'AG du club des sports, qu'à celle de
"Lézart de rue", avec leur réputation d'originaux pas très sérieux…
Mais
il y avait dans le conseil municipal plusieurs personnes qui
connaissaient le théâtre de rue et qui étaient très favorables.
Ca marchait bien dans les autres communes, et on passait pour des idiots à refuser alors que tout le monde s'y mettait, et puis surtout, ça ne coûtait pas grand-chose. Je
ne suis pas comptable de formation pour rien, alors pour moi, l'aspect
financier est important, et je sais que c'est pour ça que j'en suis là. Un sou est un sou, et je mets un point d'honneur à ce que l'on ne fasse pas de dépenses inutiles.
Et
on me demandait juste une aide des services techniques, point final.
J'avais tout à y gagner, et j'ai fait le pari qu'entre les mécontents -
je craignais un peu le désordre dans la rue - et les heureux, les seconds l'emporteraient en nombre.
Bref, j'ai dit oui, on a voté, et on les a reçu.
La première année, il y avait 250 personnes.
J'étais
très content, les Lézarts de rue estimaient que c'était peu, mais en
tout cas le spectacle avait beaucoup plu, il faisait un temps
magnifique, et j'avais passé une
journée superbe où tout le monde me serrait la main, me félicitait pour
l'initiative, et les artistes m'avaient même remercié à la fin de leur
spectacle, un peu déluré, mais qui avait eu beaucoup d'applaudissements. A ce tarif-là, j'étais gagnant.
L'année suivante il y avait un 500 personnes. La troisième année, la jauge public était de 800 voire plus.
Philippe avait du racheter des fûts, les commerces du centre avaient fait une belle journée, et même les anciens s'étaient déplacés au bourg pour voir un peu tout le bazar.
Il
n'y avait rien à dire, c'était un vrai carton. J'avais même un article
dans le Ouest France à côté des Lézart de rue et de Pichon, le député, une belle photo, j'y affirmais mon soutien à cet "apport culturel pour une petite commune rurale comme nous".
Quand,
même, c'était une sacrée chance des journées comme ça, et puis de
pouvoir profiter de cette équipe-là, de bénévoles et les programmateurs,
qui s'occupaient de tout.
Quand j'y pense, c'est cette troisième année ou le festival a commencé à devenir "notre" festival.
C'est aussi l'année où on a décidé avec Marise de loger des artistes à la maison.
Le tour de table des élus commence, et là rapidement, je me sens très à l'aise.
Chaque commune résume en quelques mots comment cela se passe chez elle, et je me rend compte que tout le monde a la même
satisfaction. Rapidement, je sens que tout le monde est derrière le
projet, tous les maires félicitent Lézarts de rue, et quand c'est mon
tour de raconter, je fais une bonne prise de parole en parlant de culture et de monde rural, et aussi le petit couplet sur la chance qu'on a, et merci aux bénévoles. Bien joué Gérard.
Autour de moi, les autres maires approuvent du chef.
Vraiment, on fait tous front, et on sent une vraie cohésion des communes, dis donc, c'est pas courant ça.
La
drac trouve cela encourageant, le département rappelle qu'il donne des
sous, la région promet qu'elle en donnera, la nana de Leader est désolée
parce que non mais vraiment c'est dommage, et on en arrive à Boutelet.
Il a vraiment la classe.
Je n'en laisse rien paraître, mais j'aurais aimé être un homme comme cela.
Il est jeune, fine barbe, il ressemble vraiment à Edouard Philippe, tiens, et il est tellement à l'aise… il a vite fait de nous en imposer, c'est sur, il parle tellement mieux que nous autres.
Et sans même une fiche!
Avec son regard clair, il nous fait un discours d'une clarté limpide.
A un moment, je tiens bien son regard, les yeux dans les yeux. Je rabats ce foutu gilet.
Il
nous rappelle que le choix des élus de la comcom, c'est avant tout de
favoriser l'expansion économique, et que tous les efforts qu'ils font,
vont dans ce sens. Il faut gagner de l'argent avant d'en distribuer.
Là-dessus, il a raison.
Il
est assez honnête du reste, quand il nous explique que pour lui la
culture reste au second plan, et que c'est un choix politique assumé de
sa part, car il met ses priorités ailleurs.
Bien
sûr, les Lézart de rue s'étranglent et brandissent des arguments de
"droits à la Culture" et de "vivre ensemble". Pas terrible.
Si la comcom ne suit pas, c'est clair que le projet d'expansion du festival est cuit. Mais bon, ça n'a pas l'air de le toucher du tout, Boutelet.
Les
gens du Centre national de la rue passent la parole à un invité, un
président de communauté de communes aussi, dans le Finistère.
Vraiment le même genre de type, la quarantaine, dynamique et beau parleur.
"J'entends
tout à fait vos choix politiques, et bien entendu je les respecte et je
n'entends en rien les remettre en question, d'autant que je sais
combien d'un territoire à un autre, les choix politiques sont variables, justement parce que les élus les adaptent pertinemment à leur territoire.
Pour tout vous dire, quand nous avons lancé le projet des Abers, nous comptions également les euros.
Mais le succès public, similaire
en matière de proportionnalité à celui que l'on voit ici aux premiers
jours, a été tel que nous avons vu naître des relations intercommunales
que nous n'aurions pas soupçonnées.
Aujourd'hui, je peux vous assurer que personne, pas un seul des élus qui abondent le festival, ne serait prêt à revenir en arrière.
Pour tout vous dire, de par l'application associative locale dans le projet, sur chacune des communes concernées, celles-ci ont commencé à entrer en relation d'une manière nouvelle.
Et les gens se sont mis à circuler dans leur propre pays, à une échelle intercommunale, ce qui n'avait jamais été le cas auparavant.
Les
sites de spectacles étant toujours choisi en fonction de leurs
attraits, Les Abers ont ajouté à la valeur culturelle, une valeur de
découverte touristique qui a créé, peu à peu, une culture commune.
Des
projets intercommunaux ont vu le jour, grâce à la facilitation de ces
échanges, à tel point que sur notre communauté de communes, qui
autrefois somme toute n'était qu'un conglomérat de
communes étrangères les unes aux autres comme c'est trop souvent le
cas, Les Abers ont véritablement créé notre identité intercommunautaire.
Aujourd'hui,
c'est notre différence, notre singularité, et tous s'accordent pour la
défendre, car elle nous constitue, et c'est la plus belle victoire de la
politique culturelle que nous avons menée.
Chaque année nous avons de nouvelles demandes de maires qui toquent à la porte pour s'inscrire dans le festival.
Je peux vous le dire, Mr Boutelet, au début, comme vous, nous comptions les euros.
Aujourd'hui, nous comptons les heureux."
Alors là, c'est un bon lui.
Tous les maires se sentent en phase, ça nous donne du crédit.
Boutelet, lui, noie le poisson en expliquant que seul il ne peut rien faire, mais on voit bien que le gars du Finistère a marqué des points.
On passe enfin aux petits fours.
Faut que je me surveille, rapport au ventre, mais merde, on n'a qu'une vie. Je papillonne d'un élu à l'autre.
J'écoute Boutelet d'une oreille, en faisant de semblant de m'intéresser à ce que André me raconte.
Je crois que c'est cuit pour le festival, il ne changera pas d'un iota.
Dommage. Mais bon, les belles aventures, hé ben il ne peut pas y en avoir partout. ..
Allez, je vais recraquer pour un petit blini au saumon."
🚀Chtou
Qualité Street