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Re: [rue] Un art mineur


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  • From: François Mary < >
  • To: , Liste Rue ECM le Fourneau < >
  • Subject: Re: [rue] Un art mineur
  • Date: Mon, 12 Mar 2018 09:28:39 +0100

Merci Chtou pour cette fiction réaliste. Encore une fois, bien vu cette
observation sensible de la rue. Bien à toi,
François

> Le 12 mars 2018 à 01:53, Chtou Gildas puget
> (
> via rue Mailing List)
> < >
> a écrit :
>
> J'ai beau savoir que je n'ai que 28 ans, que ma vie d'artiste est devant
> moi et que je ne suis qu'un comédien somme toute remplaçable, je ne peux
> pas m'empêcher de ressentir des bouffées de fierté en réalisant que je
> mange avec les représentants des meilleures compagnies du festival.
> Le rouge commence à me monter à la tête, et j'ai bien l'intention de faire
> picoler un maximum la tablée des grands ducs pour faire monter l'ivresse
> joyeuse qui nous ensorcelle, libérant les fous rires tonitruants et les
> fanfaronnades superbes de cette brochette de maîtres de la rue.
> Je vide le pichet dans le Duralex de Pascal, qui commence à raconter la
> fois où un programmateur lui courait après parce qu'il s'était mis à poil
> devant l'église, et je me lève pour aller le remplir au cubis.
> Je suis tellement excité que j'entends toutes les conversations à la fois,
> je vois tout le monde, j'ai conscience de tous les enjeux, comme si
> j'embrassais la totalité de la petite salle des fêtes avec une lucidité
> surnaturelle.
> Dans le catering d'un festival, il y a comme une hiérarchie du placement.
> Ici, le petit duo de jongleurs classiques tente d'animer une conversation
> avec les trois de la compagnie bizarre, mal démaquillés.
> Là, une table de bénévoles, un peu bouffis. Derrière, les quatre danseurs
> qui se sont mangé un four, à ce qu'il paraît les gens se barraient pendant
> leur spectacle.
> J'avoue, ce n'est pas bien, mais je suis trop content d'être de ceux qui
> ont cartonné. Bon, sans me vanter, mon cv commence bien, et avec une
> compagnie repérée, coproduite, prometteuse, j'ai bien le droit de me le
> dire et d'en être heureux, merde…
> En me servant, j'ai envie de siffloter de bonheur et je me sens fourmiller
> d'une énergie presque violente.
>
> Je reviens, et quelqu'un a pris ma place.
>
> Le mec des "Ananas givrés", quand même.
> Je lui dis "non non t'inquiètes, c'est pas grave" tandis qu'il agite une
> main vers moi en tchatchant Pascal, et je pousse jusqu'à la table d'à côté,
> tout au bout.
> Il n'y a que deux vieux, qui mangent en se parlant doucement.
> Je m'assois avec eux, en gardant l'air super à l'aise.
> Je leur propose un coup de rouge, elle refuse, mais lui oui, juste un petit
> peu.
> J'ai une partie de moi qui veut s'arracher de mon corps et partir sur
> l'autre table, mais par décence, j'engage la conversation.
> "Oui, je fais bien partie de la "Furios", mmhmm, grosse équipe, belle
> tournée ouais, les plus gros festivals en fait cet été, c'est vrai que
> trois Cnars en co-prod, bien rentre-dedans le concept ouais, ce que je fais
> moi? Principalement les artifices, l'artillerie comme j'appelle ça!"
> Ils m'écoutent et je finis par les trouver sympas, carrément sympas même.
> Je les questionne sur leur tournée et ils me disent que cela se tasse,
> qu'ils arrivent à la retraite.
> Elle y est presque, encore un an, mais lui, c'était cette année. Toute une
> vie d'intermittent derrière lui.
> J'ai toujours été passionné, sérieusement, par les intermittents qui
> finissent leur carrière. C'est tellement beau de passer une vie comme cela,
> d'avoir caracolé une vie entière en marge des chemins classiques.
> Ils sont doux, et sensibles, plein d'écoute. Ils me proposent de passer
> manger chez eux le lendemain midi, ils ont une maison à quinze bornes de
> là.
> J'ai le temps et je suis autonome, j'ai rejoint la compagnie tout seul en
> bagnole. J'accepte.
> Ils partent se coucher, et je saisis une ouverture pour revenir avec les
> autres, et leurs anecdotes de compagnies historiques.
>
>
>
> Ce n'est pas une maison, mais deux, en plein milieu des vignes, sur une
> colline.
> Deux belles maisons en pierre avec les joints bien faits, une piscine, une
> belle terrasse avec une guirlande, un jardin magnifique.
> La première maison, c'est l'atelier et une grande salle avec parquet pour
> travailler, et la deuxième, c'est chez eux.
> Je pense à mon appart pourri dans le Panier à Marseille… même Pascal,
> malgré sa compagnie hyper connue, sa baraque fait vraiment pâle figure à
> côté.
> On mange dehors, et cette fois, c'est une carafe en verre. Je regrette
> d'avoir trop bu la veille parce que le vin, c'est autre chose.
> Paisiblement, ils me racontent leur vie. Leurs spectacles jeune public,
> principalement en salle, dès les années 70. Et leurs tournées
> internationales…
> "… Et au final, tu vois, on a fait plusieurs fois le tour du monde, la
> déambulation marchait si bien qu'on a même parfois doublé l'équipe! Et on a
> fait nos 150 dates par an pendant des années, quand même…"
> Je m'étrangle. "Ha ouais?! Ha c'est marrant, pourtant vous n'êtes pas… si
> connus en rue, si?"
> "Ho on connaît bien le milieu de la rue, mais lui nous connaît moins,
> surtout aujourd'hui, parce qu'il y a plus de monde…" reprend Christine.
> "Nos déambulations ont tellement eu de succès qu'elles nous ont amené
> partout, dans le réseau des festivals, mais surtout dans tellement d'autres
> endroits…"
> Elle est d'une humilité désarmante. 150 dates…
> J'essaye de trouver des repères, de les situer dans le mouvement, que je
> connais bien.
> Mais Daniel me regarde en souriant et me dit doucement "Tu sais, on ne nous
> retiendra pas, je ne pense pas, dans cette grande histoire, pas une
> compagnie comme la nôtre, on est moins dans les "historiques" que la tienne
> par exemple! Et puis dans ce milieu la déambulation est un art mineur…"
> Je souffle."Ma compagnie… Tu sais si je fais 25 dates dans l'année, vu le
> format, onze personnes au plateau, c'est déjà énorme, et puis… un spectacle
> aussi massif, aussi engagé, je sais que ça ne tournera pas non plus des
> années. Et il faut encore que je sois de la prochaine équipe.
> Bon, c'est vrai qu'on est connus, quand même, c'est un peu la gloire…" je
> souris timidement, ils rigolent.
> "Non c'est vrai, je vous le dis franco, moi je suis assez fier, parce que
> ce qu'on fait, c'est vraiment de la rue…"
> "Bien sur, me rassure Daniel.
> On a fini de manger.
> "Allez viens, je vais te montrer nos amis!"
>
> On traverse le jardin et on rentre dans l'atelier. Ils me montrent les
> masques, les marionnettes géantes, et leurs yeux brillent quand ils
> évoquent chaque personnage, chaque aventure.
> "Tu sais, me dit Daniel, appuyé sur son établi, la déambulation, c'est
> aussi vraiment la rue, en quelque sorte.
> Il y a une découverte constante, à la différence des fixes comme le vôtre
> où tout est écrit d'avance.
> Nous, nous avons des séquences disponibles, mais nous sommes vraiment dans
> la construction de l'instant.
> Et puis, nous avons une autre relation au public que le fixe, nous sommes
> en prise directe avec le public. On le touche, on le prend dans nos bras,
> on le fait rire ou rêver.
> Tu n'imagines pas les relations d'un public avec une marionnette géante,
> cela n'est pas comparable avec un comédien. Nous.. Nous ne sommes pas des
> comédiens pour le public, nous sommes vraiment, vraiment des créatures!
> Alors les plus cons te tirent sur le costume, mais parfois les gens
> t'embrassent.
> Et puis ils écarquillent les yeux, et un jour tu vois un enfant te donner
> son doudou… nous sommes en prise directe avec le public.
> Et puis nous improvisons avec lui, il fait en quelque sorte partie du
> spectacle. C'est aussi de la rue ça non?! S'esclaffe-t-il.
> Je rigole aussi, en acquiesçant.
> "Bon pour moi tu vois, appuie-t-il, le plus important, ce n'est même pas
> que nous jouons, nous, vraiment avec l'espace publique.
> Rien à voir avec tous ces fixes à la mode. Nous jouons dans la rue, nous
> jouons pour la rue, et nous jouons avec la rue.
> Non, le plus important c'est que nous jouons dans le monde entier, pour des
> cultures extrêmement différentes, et pas seulement pour un public cultivé,
> comme ici en France.
> Nous avons, toute notre vie durant, parcouru les rues de Delhi, de
> Ouagadougou, de Bangkok, de Lima, nous avons joué au Liban et en Palestine,
> en Mongolie comme à Tokyo, et je peux t'assurer que les rues du fin fond
> des îles du Pacifique, sont parfois bien plus Rues que celles de nos grands
> festivals nationaux!"
> Christine s'approche de lui et il la prend sous son bras.
>
> Il me parle encore mais je ne l'entends plus.
> Je les vois, eux, ce beau couple avec un si beau parcours, attaquer leur
> retraite confortable, en tournant la page d'une compagnie inépuisable.
> Je n'arrive pas à éclaircir mon malaise. L'esprit un peu brouillé, je les
> remercie chaleureusement pour leur accueil. On échange les contacts et ils
> m'accompagnent jusqu'à la bagnole.
> Je baisse la vitre et je les félicite sincèrement pour leur parcours.
>
> Et puis je descends le lacet et je klaxonne, en les saluant tous deux une
> dernière fois de la main.
>
> Il me faut un petit moment pour sourire à nouveau.
> J'ai toute la vie devant moi, et je n'ai pas fini de comprendre ce que je
> veux en faire.
> Tout ce que je sais, c'est que si je pouvais être moins con, ça
> m'arrangerait.
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