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[rue] " Le feu au ventre "


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  • Subject: [rue] " Le feu au ventre "
  • Date: Thu, 12 Sep 2019 13:28:11 +0200

C'était en Septembre, il y a quatre ans.
"Bon, avant de commencer à travailler ensemble, et puisqu'on a convenu que je commençais sur cette nouvelle création, je voudrais qu'on cible ensemble le projet cadre, pour que je puisse m'orienter sur un prévisionnel et un prospect des réseaux, ok pour vous?"
Elle a lâché ça d'une traite et avec le sourire, en nous pointant de son regard gris clair.
Putain elle assure…
Thomas et moi on a bredouillé ensemble "ouais ouais bien sûr" et "évidemment" en se parlant dessus. Je me recale dans ma chaise.
On fait un peu branquignoles, bon faut pas que je flippe, c'est notre côté artiste, mais on a enfin (Enfin!) trouvé une chargée de diff qui assure, il faut qu'on soit professionnels aussi…

De son côté, elle est très à l'aise. Tu m'étonnes. Elle bosse déjà pour 3 compagnies, et pas des moindres, quand tu regardes la tournée des Doodle Brothers, ça te fait un peu rêver! 
Faut dire, leur spectacle marche du feu de dieu, et puis ça passe partout aussi… alors avec elle à la diff, tu parles, ils sont propulsés, on les voit partout, si tu les suis sur Facebook l'été, t'as l'impression de pédaler dans de la gelée.

"On va commencer par le cahier des charges: véhicule de tournée, donc dimensionnement max de la scéno. Bien sûr le coût plateau, et là vraiment je vous conseille de rester à deux, parce que sinon je vais bien galérer, et puis en fonction du bilan financier qui est hum hum… pas très sérieux!…" 
On rigole avec elle, un peu jaune, on n'est pas des gestionnaires d'élite c'est le moins qu'on puisse dire…
"… En fonction donc on envisage les investissements. Ce que j'ai surtout besoin de clarifier avec vous c'est le réseau de diff, en fonction de la typologie du marché, et selon votre public-cible. De là on imaginera un planning de résidences, et surtout on saura vers quels partenaires financiers se diriger pour solliciter des aides, en croisant les institutions et les apports en co-prod."

"Ok!" Tous les deux en même temps. 
On se regarde avec Thomas, surpris, et on éclate de rire direct, et elle s'y met aussi.
Putain ça fait du bien. Je prends une grande inspiration et elle me coule dans le corps comme une goulée de bien-être.
On a trouvé la perle.

Une fois que tu sais où tu vas, le temps à errer dans la phase de création est nettement réduit, elle avait raison.
Bon, le bilan était un peu raide à entendre quand elle nous a briefé sur là où on en était, à savoir totalement inconnus, et qu'elle nous avait fait comprendre le genre de dates qu'elle allait nous trouver. 
Et bon, le tarif et les cachets, il ne fallait clairement pas s'attendre à grand-chose, surtout les deux premières années de lancement du spectacle. 
Visiblement, c'était comme ça pour tout le monde. On lui faisait confiance.
Et ce n'était que la première marche, déjà assurer l'intermittence, une nouvelle création, et elle avait tout un process en tête. 
Ça se voyait qu'elle maîtrisait le sujet. Elle avait un plan de développement de la compagnie, ni plus ni moins. 
On a adhéré tout de suite, bien sûr.

Du coup, jeune public qui passe en tout pubic. 
À deux, un petit décor léger, et bien assurés sur nos bases disciplinaires comme elle disait: jongle, clown, musique et un peu d'accro. 
C'était particulier pour nous, on avait une sérieuse tendance à déconner avec Thomas pendant la créa, on a toujours aimé les gags qui grattent, alors souvent au milieu de l'ambiance jeune public on balançait un gros skud, et on était pété de rire. Mais bon, on se criait "public-cible!" et on s'y remettait…
Somme toute, la créa a été agréable.

Et puis, elle a tenu ses promesses. 
On s'est mis à tourner, on a choppé l'intermittence. 
On a découvert un sacré réseau, bon, plus des CE que de festivals, mais ça nous construisait un fichier pro, pour le futur c'était super bon pour nous… et pour elle aussi, d'ailleurs.

Au bout de deux ans on était super bien organisés, tout roulait impeccable.
Avec Marie, on pensait à faire un enfant. J'y étais parvenu, au final.
J'avais la vie que j'avais rêvée…

...

Tu l'entends ce petit craquement?

...

La petite fêlure là, elle laisse couler un tout petit courant d'air froid, qui me serpente sur l'échine comme un frisson…
Tu sais, il y a des gens ils arrivent à se mentir, comme ça.
Je connais même des couples qui vivent complètement dans le faux, ils arrivent encore à être heureux…
Mais pas moi, malheureusement.
J'ai toujours été pur avec moi-même, je n'arrive pas à me mentir, c'est la base de la base, sinon je ne pourrais pas me regarder dans une glace.
C'est à la fois mon innocence de gamin et ma fierté d'homme… je sais quand je siffle faux.

J'ai tout de même vécu deux années encore avec ce frisson, ce petit chagrin à enfouir profond. 
On a même fait une nouvelle créa.
Et puis me voilà, c'est samedi soir, à Aurillac.

Je suis bien bourré, et Alain aussi. 
Je l'adore ce type, c'est un vrai mythe pour moi. 
Un vieux baroudeur de la rue, il a bossé pour pas mal de compagnies ultra-connues, et il a monté ses propres trucs aussi. Des trucs puissants, vachement engagés, j'adore.
Je ne sais pas pourquoi, il y a des gens comme cela avec qui ça passe naturellement, et lui, il m'a pris sous son aile dès le début.
Alors on est assis sur un banc, au fond de la cour Tivoli, tous les deux, et on se boit une bière ensemble loin du bar,  en fumant un petit. 
Je lui raconte mon aventure, ce succès que j'ai enfin trouvé depuis notre nouvelle chargée de diff, et comment, sans une pro, aujourd'hui t'es foutu même si ton spectacle est bon.
 
C'est un peu provoc, je sais qu'il est de l'ancienne école, mais je veux lui montrer qu'aujourd'hui les choses ont changé, c'est un métier la diff maintenant, y'a des gens qui font des études pour ça, qui réfléchissent, qui conscientisent, qui ont l'intelligence pour décortiquer le boulot et te guider là-dedans.
" La preuve! Pour nous ça a marché!"
"Ha ouais, et artistiquement, sinon, t'es heureux?"
Je sens le piège.
"Ben ouais, ça va!", j'hésite…
"Nan, t'es pas heureux." Qu'il me jette à la gueule comme une bière froide. 
"T'es juste confort. Mais ce que tu fais ça ne te suffit pas, te fout pas de ma gueule, pas toi, je te connais va…"

Ça doit être l'alcool, la fatigue, le dernier jour d'Aurillac avec toute la pression, je me mets à chialer. 
D'un coup, comme ça, ça sort, mais c'est cool t'inquiètes, ça fait du bien…
En plus comme ce grand con d'Alain il est hyper empathique, il se met à chialer de me voir chialer, et on discute avec les voix tremblotantes, et on se tient l'épaule, et cette putain de discussion se grave dans ma tête à vie.

"Et c'est quoi tes spectacles préférés putain? C'est quoi  que t'aimes vraiment? Genre que les spectacles que tu respectes", qu'il râle…
"Ben je sais pas moi, je vais te dire… Sébastien Barrier, tu vois, je trouve ça trop puissant, et puis Didier Super je suis fan du perso quoi… et puis la Jurassienne de Réparation, surtout le vieux. D'ailleurs Amaranta, c'est au-dessus de tout pour moi, la Vieille qui lançait des couteaux, je te l'ai déjà dit, c'est le meilleur spectacle du monde… et puis Perceval… ça m'a cueilli c'est énorme. Ilka Schönbein  je l'avais vu quand j'étais gamin, putain ça c'est historique pour moi, ça m'avait défoncé…"
Il  beugle "Et Ilka Schönbein, tu crois qu'elle visait ta putain de segmentation de public-cible du marché de mes couilles, franchement?!
Tout ça c'est des conneries, mec, tu t'es fait bouffer comme tout monde! Tu veux être quelque chose ou tu veux être quelqu'un?!"
Il se lève et se met à tourner en rond en secouant la tête, je l'ai déjà vu en rogne, mais là, il est malheureux en plus.
"On s'est tous fait bouffé d'ailleurs, avec ce putain de langage commercial, comme si on était des produits, des produits? Putain mais on est des artistes, mec!
Tu crois qu'on parlait comme ça y'a 20 ans? Ouais excuse-moi je suis vieux! Tu crois que c'était moins bien, qu'on était moins bon? 
Tous les gens que tu me cites, tu crois qu'ils pensaient comme ça, pour faire ce qu'ils ont fait?
C'est même pas qu'on vaut de l'or, c'est que ce qu'on fait, ça n'a pas de valeur, c'est ce qu'on est! 
Ta chargée de diff tu sais ce que c'est, sa connerie? Au lieu d'avoir confiance dans son réseau de diff, elle aurait dû te faire confiance à toi! 
Trouver les moyens de te donner encore plus confiance en Toi! 
Parce qu'on n'est pas là pour tourner putain, si tu commences par réfléchir comment tu vas tourner, ou je ne sais pas quoi, c'est le The Voice des arts de la rue où tu finis, tu fais de la télé, mec, tes spectacles c'est du toc, c'est une trahison, tu craches sur la scène mec, tu craches sur tes rêves, tu craches sur le Sacré!"

Il fulmine, et moi, j'ai arrêté de pleurer. La bouche ouverte, les yeux rouges, je suis hébété et tout ce qu'il me dit me pénètre avec l'acuité perçante de la vérité.

"Ce qu'on doit être, c'est des Artistes! Des Artistes! 
Et ceux qui bossent avec nous doivent tout faire pour nous y aider, à sortir ce qu'on a de plus fondamental à apporter ici, notre Singularité, ok? 
Et ta singularité, elle s'en branle, ta chargée de diff!! Elle veut des dates!
Tu crois que tu seras un jour un grand artiste à tourner comme ça?
Déjà pourquoi tu fais ce métier? Pourquoi?!"

Pas besoin de répondre, il fait les questions et les réponses tout seul, et ça me va vu que je suis presque à l'état de banc.

"Pour toucher le ciel, mec! On ne doit pas faire ce métier pour autre chose. 
Pour te réaliser, pour être qui tu es, pour apporter sur cette terre ce que ton âme doit y apporter!
Gâche pas ta vie putain, essaye de te sublimer, ou tu le regretteras, tu seras passé à côté de toi-même…
Aucun des artistes que tu m'as cité ne s'est posé de questions de typologie de machin. 
Ils ont fait leur job: arracher ce qu'ils ont en eux-même. Le reste suit. 
Et pour toucher le ciel, mec, la pire chose à faire, c'est de garder les pieds sur terre!…"

Un copain qui sort des chiottes débarque soudainement entre nous en chantant, bien bourré. 
C'est un bon pote, on l'accueille, un peu tremblants, et la conversation part sous le boisseau. 
Malgré la diversion, on sent, Alain et moi, ce feu qui brûle encore au fond de nos ventres… 


Voilà, c'est Septembre, et cela fait quatre ans qu'on a rencontré la perle.

On n'a pas beaucoup tourné cet été, quelques plans de mairie. 
Mais on a 27 dates de calées en Décembre. 
Ma fille a un an et demi, j'ai pas envie de prendre de risques, je ne vais pas me lancer dans n'importe quoi…


Mais  ça brûle encore, un peu…








  • [rue] " Le feu au ventre ", Chtou, 12/09/2019

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