Liste arts de la rue

Archives de la liste Aide


[rue] Street Fiction


Chronologique Discussions 
  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] Street Fiction
  • Date: Tue, 7 Apr 2020 12:17:45 +0200

Je vais reposter ici une série de mes petites histoires, d'anciennes revues en inédites. Une pluralité de points de vue, une polyphonie, un prisme de ressentis, pour tenter de goûter un peu à nouveau, dans ces temps de disette, cet indéfinissable mouvement qui nous met des braises dans les yeux.
Ce sont des fabulations.
Salut à vous les amis.
Chtou


- Patermitent -


C’est terrible de se séparer de sa famille avec une joie secrète…

L’instant se fige, devant le garage.

J’enlace Julie tandis que les enfants s’amusent en nous tournant autour, au volant de ma valise à roulettes.

Je l’embrasse avec une passion voilée de scrupules, tiraillé entre la compassion de la laisser seule avec eux, et la jubilation irrépressible de partir en tournée avec les potes.

Elle me jette un regard de feu, dissimulant mal sa frustration sous le vernis de nos conventions.

Nous en avons pourtant souvent parlé, mais rien n’y fait. 

Pour elle, c’est toujours un abandon.

— Bon, hé bien bonne tournée, amuse-toi bien ! lâche-t-elle, perfide.


Je soupire d’agacement, violemment mis en rogne par cette trahison.

Sans un mot, je récupère ma valise, claque la porte du coffre, grimpe dans la voiture et pars en trombe, accordant un salut de la main aux enfants.

Merde, ce n’est pas de ma faute si j’ai un super boulot, quand même ! 

Et il faudrait que je culpabilise ?

Je fulmine…


Bon sang, l’hiver je suis tout le temps là…

Il n’y en a pas beaucoup des mecs qui participent autant au ménage, préparent les repas, ou vont chercher les gamins à la sortie de l’école !

Elle est juste frustrée d’avoir un boulot stressant, mais qu’est-ce que j’y peux, moi ?...

C’est simplement cruel de sa part de me culpabiliser alors que je ramène une intermittence au pot commun, et puis voilà, après tout, c’est comme ça, c’est à prendre ou à laisser, je suis artiste, c’est ma vie, et point !

Et bien sûr quand je rentrerai, complètement crevé, avec l’envie de me poser tranquille dans mon foyer, je la vois déjà me planter sans ménagement un « à ton tour de t’occuper des enfants ! »…


Ma colère me tient au ventre, mais je la mets de côté en retrouvant la compagnie sur le parking de covoiturage. Rod est dehors à fumer une clope et me salue en faisant le con.

Purée, de la belle ambiance, ouf ! 

J’embrasse tout le monde et ma colère s’envole devant tant de bonne humeur.


Le camion démarre tandis qu’on échange déjà vanne sur vanne pour donner la mesure, et Rod au volant se met à hurler « direction le Sud, on descend à Libourne les copains ! », soulevant une ovation générale.

Tandis que nous nous engageons sur la voie express, ça parle à bâton rompu des enjeux de la prochaine repré…

Emilie a invité des pros, et surtout quelques pointures visiblement bien connues.

Le plus grisant, c’est que concrètement, demain, on a peut-être moyen de décrocher de l’international, c’est énorme, un rêve collectif exaltant qui nous réunit depuis si longtemps !

On biche comme des fous, à nous imaginer décoller pour des destinations lointaines, ensemble…


Quand j’y pense, on n’en a même pas parlé, avec Julie.

Je ne sais pas si cela lui aurait fait si plaisir de l’apprendre.

Comment puis-je me sentir à la fois si heureux et si gêné d’une telle possibilité ?...


Tony a remarqué mes absences. Il est incroyable ce type, c’est une vraie crème, il a l’empathie programmée dans l’ADN. On a de la chance de l’avoir dans la compagnie.

Il vient s’assoir à côté de moi à l’arrière du camion, et je lui expose mes sentiments contradictoires.

Il me darde d’un regard provocateur et me lance :

— Et si on amenait Julie en tournée avec nous ? 

— Julie ? Avec nous ?... T’es fou ou quoi ?! 

— Tu sais, je crois que cela lui ferait du bien, de partager ça avec toi… Pas sur une date isolée et facile à vivre, ici ou là, mais sur une vraie série comme d’hab, qu’elle vive vraiment la tournée. 

Je le regarde, hébété…


Nous avons mis les enfants chez les grands-parents.

Nous avions devant nous ce que Julie considérait avec reconnaissance comme quinze jours de vacances : cinq jours de dates, un bref retour à la maison, et Aurillac. 

On est arrivés en avance tous les deux sur l’aire de covoiturage. 

Le soleil resplendissait.


Après un Caen-Arriège dans une chaleur étouffante, elle était trop heureuse de sortir du camion. 

On s’y est fait, mais c’est vrai que quand on en aura un avec la clim — un jour — hé ben en plein été, ce ne sera pas du luxe. Elle a fait un peu la tête devant le taboulé/chips/charcuterie tiède que la mairie nous avait posé sur une table de la salle des fêtes, à l’arrivée. On avait tous la dalle et ça mangeait sans rechigner.

Nous avons tout de même fait une sacrée fiesta le soir, après la représentation. En plus nous nous retrouvions avec quelques compagnies, il y avait des cubis et de la guitare, et on était bien chauds.

Tout le monde était super sympa avec Julie, intérieurement, je leur en étais reconnaissant. 

Ça se passait à merveille.


Le lendemain en revanche, il fallait rouler, et tôt, vu le voyage à enquiller. Et ce malgré la gueule de bois du rouge premier prix de la fête…

Nous avions mal dormi dans un hôtel en carton, très sonore, et peu dormi, parce que la chaleur était terrassante.

Avec la fatigue, les humeurs étaient moins joviales dans le camion, et elle s’est pris un peu la tête avec Carole, qu’elle a toujours jalousée, et qui, il faut l’avouer, a ses mauvaises journées.


Et puis sur la deuxième date, l’hébergement était à 8 km, donc coup classique, le soir elle a dû attendre qu’on soit tous prêts à y aller avant de pouvoir rentrer se coucher, chez l’habitant. 

Elle était super fatiguée, mais Tof avait encore une furieuse envie de faire la teuf, et on devait bien ça à tous ces bénévoles en demande. On est rentrés tard.


L’après-midi du lendemain, on tentait de rester positif malgré un pneu crevé sur l’autoroute.

Je nous revois assis sur le talus, à se rappeler la fois où ça nous était arrivé en pleine nuit, et puis on a dû faire sandwich triangle dans le camion pour rattraper le temps perdu.

C’est vrai que les dates s’enchaînaient serré sur la session, et on n’a pas pu dormir nos huit heures le soir.

Julie a du mal à ne pas dormir ses huit heures.


Revenus dans le nord, le temps a tourné à l’orage.

Alors le lendemain le montage était vraiment pénible, on a passé l’après-midi à bâcher-débâcher.

Comme elle voulait absolument nous aider sur la session, elle a mis la main à la pâte, mais elle s’est écrasé un doigt… rien de grave, mais c’était tendu.

Sans temps de prépa, on en a joué une affreusement mauvaise, et le moral de la compagnie était au plus bas. On est tous partis dormir à l’internat. 


Le lendemain on repassait par Caen comme prévu.

On avait quelques heures à la maison.

Julie était crevée, mais radieuse de retrouver son confort intime.

Elle a pris une grosse douche chaude et on refaisait nos valises, quand elle s’est assise sur le lit à côté de moi.

 — Je ne sais pas comment tu fais toute l’année, pour supporter comme ça de vivre en vase clos avec les autres tout le temps, au bout d’un moment ça me saoule ! Surtout la Carole, quelle chieuse des fois !...

— Oui c’est vrai, mais bon c’est ça une compagnie… ai-je concédé.

— Enfin le Tof il n’est pas mal non plus quand il s’y met !

Elle s’est étendue sur le lit, et m’a regardé l’air boudeur.

— Et puis bon mal manger, mal dormir, heureusement qu’on a fait la fête, mais franchement, quand même, le cadre, bonjour le glauque !… 

Elle a soupiré.

— Tu sais, je crois que je ne suis pas assez sociable pour faire ce que tu fais… au bout d’un moment, tout le monde me prend la tête. Même en dehors de la compagnie ! T’as vu les gros cons du service technique ? Je ne comprends pas que vous ne les ayez pas envoyés bouler… 

Et puis j’en ai mon compte de rouler dans ce camion aussi, je me poserai bien un peu ici, tranquille…

Elle m’a souri. J’avais un pull à elle dans les mains. Je me suis assis à côté d’elle. Elle m’a allumé ses yeux océan.

— Ça me permettrait de préparer un peu mes cours pour la rentrée, et puis peut être de récupérer les enfants plus tôt, on leur avait promis d’aller à la grande piscine, et puis le cinéma aussi… mais bon, je ne voudrais pas avoir l’air de vous lâcher ?… 


Le camion attend dehors, il faut que j’y aille.

J’enlace Julie.

Elle me donne un regard doux et complice à tomber dans les pommes et me dit :

 

— Bon hé bien, bon Aurillac et… travaille bien !

Je saute dans le camion, et on part en klaxonnant.

Cette femme est la plus belle chose qui me soit arrivée dans la vie…


Quand je rentre, je ramène des fleurs et des cadeaux, et je m’occupe des enfants direct, pour la soulager.

Rod, au volant, me jette un regard amusé en passant la vitesse.

« Tout va, mon pote ? »

Mon clin d’œil lui suffit. On sourit.


Écoutant la compagnie qui se marre dans le camion, nous filons vers la voie express pour prendre la route du Cantal.


Je suis heureux.









Archives gérées par MHonArc 2.6.19+.

Top of page