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[rue] Street Fiction - Vouivre -


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  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
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  • Subject: [rue] Street Fiction - Vouivre -
  • Date: Thu, 14 May 2020 00:06:16 +0200

Quand Guillaume a sonné à la porte, j’ai su tout de suite que c’était lui parce qu’il laisse toujours trainer le ding, avant de relâcher le dong, c’est son côté théâtral. C’est un sacré cabot, et c’est aussi pour cela que je l’aime. Avec lui au moins, on ne s’ennuie pas.

J’ai ouvert et il y a eu cet instant de gêne, que ce foutu virus a créé.

D’habitude, on se tope les mains et on se fait une bourrade, histoire de sentir un peu l’autre, de se toucher, c’est fou comme c’est simple. Ça veut dire tu n’as rien à craindre de moi, ça veut dire nos corps sont liés, ça veut dire t’es mon pote. 

Mais après deux mois de confinement, il faudrait quand même faire gaffe.

Il a ouvert les bras en gueulant tout sourire « Rhaaaaaa Dom !!! » et il m’a claqué trois grosses bises bien appuyées. Cabot, je vous dis.


Il avait un plan.

On n’avait pas vu André depuis des lustres, et comme c’est un vieil alcoolique qui vit au fond des bois, on s’était pas mal inquiété à son sujet.

Le problème c’est qu’André il a un téléphone des années 90 et pas internet, c’est te dire que tu 

l’oublies vite. Pour te le présenter, imagine un vieux québécois avec des yeux lapis-lazuli, énormes, sertis dans de profondes orbites sombres. En fait, il a un visage de tête de mort. Juste quelques touffes de cheveux blancs sur un crâne brillant. Des chicots noircis. Mais ces yeux, purée, ces yeux, ils te traversent, ils te lisent.

C’est notre shaman, et depuis qu’on est ados, c’est un pote de cuite aussi, qui a toujours sa porte ouverte, à n’importe quelle heure, surtout quand tu as de quoi tiser.


Dans une autre vie il a été artiste de rue, mais c’était quand le monde était en couleur sépia, que les photos étaient carrées, et que les mecs portaient des patdef, je sais pas c’était l’époque de… Balavoine, au moins ? N’empêche qu’à l’époque il a fait les 400 coups avec les compagnies historiques, et tout seul aussi, en rue. Pour nous c’est un peu un daron rock’n roll.


On est passé à Carrefour express faire le plein, et puis on est sorti du village vers les bois.

J’adore ce chemin, il y a un vieux lavoir abandonné où on a passé des nuits, c’est un peu la dernière limite urbaine, et après un petit sentier bordé d’orties, passé quelques talus glissants, tu te retrouves dans un chemin creux, en pleine forêt. En une quinzaine de minutes, en grimpant parmi les vieux arbres et les fougères hautes, tu rejoins la cabane d’André.


Il était déjà à moitié bourré.

Mais ça faisait plaisir de l’entendre, c’est empathique en diable l’accent québécois, et on s’est retrouvé comme hier. Installés sur la petite terrasse, le soleil qui perce la voute sylvestre, on s’est mis sous cette beauté à parler du boulot. Guillaume était remonté.

— Moi pour rien au monde je ne serais covid-compatible, tu rigoles ou quoi ? Tu te vois avec un public masqué, à un mètre cinquante, nan mais franchement, c’est la rue ça ? Mais c’est salir ce qu’on est franchement ! Tu ne vois pas l’état fasciste en train d’arriver là ? Il faudrait qu’on obéisse, qu’on s’adapte à cette merde ? Nan mais ce qu’il faut avant c’est virer ce gouvernement d’oligarques ! On ne va pas repartir comme avant quand même ? Putain il faut changer de logiciel les gars ! Covido compatible c’est Macron compatible !


Guillaume c’est mon pote mais j’avais au creux du bide un truc qui n’allait pas. D’autant que je défendais un spectacle covid-compatible pour ma compagnie. Bien sûr le plus facile pour éviter le conflit ç’aurait été de rien ne défendre et de se rebeller aussi, mais là merde, j’étais pas d’accord.

— Ben il vaut mieux jouer que de ne rien faire non ? On n’est pas les grands gardiens du système capitaliste quand même les artistes de rue, on est justement ceux qu’il veut précariser ! On ne va pas en plus se tirer une balle dans le pied et ne pas aller jouer ? Moi je m’en fous je te dis, jouer c’est toute ma vie et je sens que le faire, c’est faire le bien, alors si je peux jouer pour des gens et faire le bien, tout en balançant mes messages, alors même si les gens sont masqués je le fais !

— Bravo ouais, comme ça toi tu t’en tires et les autres sont dans la merde !

— Mais quoi dans la merde, je leur ai rien fait aux autres, je joue, j’ai le droit de jouer ouais ? Ou faut que je te demande la permission ?!

Le ton commençait à monter sévère.

André s’est mis à ricaner, ou à tousser peut-être, en tordant sa clope comme s’il incantait un sort.

— Tu vois pas pauvre con que la nature elle a respiré un peu là ? M’a craché Guillaume.

Tu vois pas qu’on n’en peut plus, qu’on a une chance inestimable, un événement sans précédent, la possibilité de quitter le vieux monde pour le nouveau monde ? Putain c’est pas le moment de reprendre les vieux schémas de merde, nos ventes de spectacles, la culture produit, bordel on a toujours voulu inventer un nouveau rapport au public non ? On a toujours défendu des valeurs dans ce mouvement ? Alors que toi, tu veux vite refaire tes petits cachets avec tes gestes barrières et ta distanciation sociale ? Mais c’est toi le jaune dans l’histoire, mec !


Soudain André a bondi en renversant la table les bières et le cendard, d’un geste sec il nous a pris par les cheveux, il nous a ramenés vers sa face puante et il a beuglé :

— la Viiiiie !!!!! 

Il nous a relâchés, on est retombés abasourdis dans nos fauteuils de camping, et d’un pas il est allé nous faire une révérence boiteuse devant la terrasse.


— La vie pauvres débiles, mes amis, c’est jouer, tu m’entends Guillaume !!!?

Guillaume, les joues rouges, ne la ramenait pas, pris entre l’idée de défoncer la gueule à cette vieille poche et la nécessité de garder son panache.

— Jouer, jouer ! jouer !!!! Jubiler, agir, s’enjouer, enrôler, jupiter aspire à juguler alors je pleure, mais jouir ! Jouir !!!

Il avait un sourire d’enfant, ses yeux étaient des lacs frais et scintillants. 

Dans sa main gauche, on a vu d’un coup qu’il brandissait son couteau, un opinel numéro 10, serré par ses phalanges jaunâtres.

On n’en menait pas large.


— Ce monde doit mourir pour renaître, mais pas tout, le pourri doit tomber, le bourgeon doit pousser, les pourris c’est pas toi, toi tu dois continuer, tu dois revenir, tu dois renaître, mais fais pas chier, tu dois vivre, tu dois jouer, tu dois vouivre !

Il nous faisait de la poésie ce con. Je kiffais le moment, malgré la lame qui dansait.

— T’es de la merde ? Tu fais de la merde ? Nan, tu fais ce qu’il faut, c’est pas toi qui changes le monde han non, c’est pas les artistes qui changent le monde ça tabernacle, non !

Et il est parti à se marrer en crachant ses poumons.

D’un regard avec Guillaume, on s’est dit à toute vitesse un truc comme “Ok on moufte pas il est dangereux t’inquiètes je te défends si il pète un plomb”.

— Mais jouer, jouer c’est la vie Guillaume, alors si tu veux changer le monde va falloir faire quelque chose, pas rien faire, faut agir, et faut agir vite, vite, faut être agile, par l’artiste, faut le gilet jaune, faut élargir !!!

Il s’est tourné vers moi comme si le diable le giflait, me pointant d’un coup de son couteau, le regard torve.

Putain il était bien bourré, André.


— Dom tu dis les mots qui tuent.

Et il s’est assis doucement  par terre, dans les feuilles, en dessous de nous.

Il a soupiré, et roulé dans son accent mythique:

— Faut pas prendre les mots de l’ennemi. Il les utilise pour nous tuer. Faut pas les gestes barrières, faut les protections collectives. Faut pas la distanciation sociale, faut l’intervalle spatial. Pis faut pas le spectacle covid-compatible. On n’est pas compatibles. C’est moche. Faut… je sais pas… Le spectacle co-responsable. Le spectacle pro-biotique… le spectacle co-vital ! Il faut trouver un mot… un mot qui dise la force, la générosité, la sécurité, la solidarité…

Son visage s’est mis à se froisser comme s’il farfouillait en lui-même.


Il a sorti soudainement un saucisson de sa poche gauche, et il a posé sa lame dessus, souriant comme un enfant.

— Vous voulez du saucisson les amis ?


On s’est tapé un bout de son vieux sausbak bien sec, sans se demander trop où il avait traîné.

Personne ne causait, sans se faire la gueule.

André s’est mis à ronfler.


Nous deux… 

On cherchait.








  • [rue] Street Fiction - Vouivre -, Chtou Gildas puget, 14/05/2020

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