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[rue] Street Fiction - Des fenêtres -


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  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
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  • Subject: [rue] Street Fiction - Des fenêtres -
  • Date: Mon, 18 May 2020 19:08:39 +0200

Maître Dacosta marche avec une lenteur calculée, pesant ses pas pour donner du poids à l’interrogatoire. Les mains jointes devant la bouche, il est d’une concentration envoutante, et son allure d’hidalgo, d’une beauté surnaturelle, capte tous les regards. 

Les jurés, suspendus à ses lèvres, se soumettent à une apnée respectueuse.


— Ainsi, monsieur Mouget, vous avez parcouru la France au volant d’un camion diesel consommant dix-huit litres au cent, pour gagner tantôt le Sud, tantôt le Nord, pour passer d’Est en Ouest ?

Sa manière d’appuyer sur les mots en rythmant sa démarche est une danse macabre. Ses yeux noirs brillent d’une intelligence féroce. Je me sens totalement à sa merci.

— Heu… ben oui. On tournait dans toute la France. En… en camion oui.

— Confirmez vous que vos « tournées » étaient moins des tours que des allers et retours, que les représentations se succédaient sans logique aucune en termes de déplacement, et que vous passiez vos étés à rouler des dizaines de milliers de kilomètres, alors même que vous aviez la morgue de prétendre promouvoir la responsabilité écologique par vos spectacles ? fulmine-t-il.


Il est d’une puissance effrayante, et je sens que quoi que je dise, il va me retourner comme une crêpe. Je glisse un regard embarrassé vers Maître Gaudin, mon avocat. 

Mollement calé au coin de son banc, lui se gratte la gorge avec un ennui ostentatoire. 

Décoiffé, mal rasé, les yeux rouges et globuleux, il semble sorti de sa crapaudière pour l’occasion, c’est à se demander s’il est vraiment avocat. On m’a pourtant dit qu’il a défendu brillamment des artistes engagés, qu’il était amateur de théâtre, mais il n’a pas dit un mot depuis le début du procès.


— Votre mutisme vaut-il assertion ?

— Pardon ? Heu… les tournées ? Ben oui mais bon, c’est pas vraiment nous qui décidions vous comprenez ?

Soudain, Dacosta se tourne vers les jurés et se fige, il lève la main au ciel et fait rouler sa voix dans tout le tribunal.

— Voilà ! Voilà la défense des irresponsables, en appeler à la non-responsabilité ! Mais alors que nous pénétrons dans le Nouveau Monde, alors que nous ne voulons pas de retour à l’Anormal, alors qu’il est temps que nous soyons le changement que nous voulons pour le monde, il est temps que ce genre de comportement cesse pour toujours et à jamais ! Coupables d’avoir pollué, il faut que les écopathes cessent de nuire, et soient enfin condamnés ! Ces équipes artistiques, mesdames et messieurs les jurés, elles ont sillonné le pays sans vergogne aucune en brûlant des hectolitres de carburant, et votre responsabilité aujourd’hui mesdames et messieurs les jurés, c’est de les mettre devant la leur !

D’un froissement de robe il pivote, le menton dressé vers les plus nobles causes, et s’assoit dans la ponctuation silencieuse de sa condamnation, nous laissant tous commotionnés. 

— La Parole est à la défense… chevrote le président du tribunal.


Effaré, je regarde Maître Gaudin prendre lourdement appui sur ses mains, parvenir à soulever sa lourde masse, et l’extraire péniblement d’où elle était calée.

Son visage devient radieux. Est-ce ce pli au coin des yeux, son ventre généreux, son sourire débonnaire, il déploie une aura de sympathie qui illumine la pièce d’une douceur tout humaine.

Sa voix malicieuse prend son élan, goguenarde, droit vers nos cœurs.

— Merci monsieur le président. Je voudrais commencer par un simple exercice de mathématique, mesdames et messieurs les jurés. Ho rassurez vous rien de bien compliqué, je n’en aurai pas le niveau, mais j’ai griffonné sur ce papier un petit calcul que je voudrai soumettre à votre sagacité, ainsi qu’à celle de Maître Dacosta. 

Il brandit un petit papier de carambar froissé, sur lequel d’évidence il a pris des notes. Tandis que les jurés pouffent et respirent, enfin libérés de l’apnée, je constate qu’il a réussi son entrée gagnante.


— Pour ma part, j’ai été président de plusieurs festivals de rue, oui mesdames messieurs étrange passion pour un homme du barreau, mais figurez vous que ma passion pour le droit a pour égale, à tout le moins, une passion pour l’humain. 

Lorsque vous organisez un festival en zone rurale, d’où je viens, il y a deux aspects qui vous frappent. En premier lieu vous déambulez, satisfait, au milieu du public, et vous regardez alors immanquablement s’il y a beaucoup de locaux, ce qui vous ferait bien plaisir. A contrario de ce que l’on pourrait penser mesdames et messieurs les jurés, bien peu. 

Les arts de la rue, pour populaires qu’ils soient, rassemblent majoritairement un public déjà conquis, qui connait les compagnies, leur parcours, qui aime l’esprit libre et créatif de ce genre de manifestation, et qui est venu d’une zone s’étendant facilement à 100 kilomètres autour de l’événement. Il est venu en voiture. Et je peux vous dire que le problème du parking de tous ces gens fait partie de vos problématiques à résoudre. Car les véhicules ne transportent généralement que deux ou trois personnes, et sont donc très nombreux dans les rues de votre petit village.

Maître Gaudin s’est doucement approché des jurés, et accoudé à la rampe il leur parle avec intimité.

— Je vous présente à présent mon calcul.

Prenons un spectacle lors d’un festival de rue moyen, allez 300 personnes dans le public. Prenons un artiste qui va faire Nantes-Saint-Junien, en Haute-Vienne. 600 kilomètres aller et retour. Le public vient des jolis petits villages disséminés alentour, certains viennent même de Limoges, et a fait en moyenne 60 kilomètres aller et retour, à 3 par voitures. Alors cela fait 100 voitures. 600 kilomètres pour l’artiste. 6000 kilomètres pour le public. Dix fois plus. 

Autant dire que le déplacement de l’artiste est un sujet dix fois moins important que celui de son public. La pollution de l’artiste en tournée ? Une blague Carambar.


Tandis que les jurés s’amusent et se jettent des regards d’évidence, Maître Gaudin pose son petit papier sur le bureau de l’accusation.

— Bien sûr, on pourrait m’objecter que certains festivals ont lieu dans les villes ! Mais faut-il, parce que les transports en commun y sont moins développés, condamner les zones rurales à moins de culture encore, quand elles en ont déjà si peu ? Sont-ce elles les coupables de ce non-développement des transports en commun ? Sont-ce les artistes ? Mais non, c’est l’état !

— Objection ! 

Dacosta, furieux, s’est dressé comme une lame mais Gaudin continue, imperturbable.

— Et pour aller plus loin, si un jeune artiste d’un talent immense émerge au fin fond de la creuse, doit-il abandonner toute idée de partager son art, dans cet assemblage de régions qu’on appelle un pays, qui se veut toutes les tenir ensemble ? Doit-on aller vers la diffusion régionale des artistes ? Mais c’est la porte ouverte à l’enclavement et au repli !

Gaudin se met à parcourir la pièce les mains dans le dos, montant dans une saine révolte sans jeter un seul regard vers Dacosta.

— Faites attention en vous lavant les dents, vous économiserez un litre d’eau, tandis que pour les deux hectares du maïs qui pousse derrière la maison, il en faut douze mille mètres cubes ! Mais qui favorise l’agriculture intensive, c’est l’artiste ? Non, c’est l’état !

— Objection votre honneur !

— Accordée ! Le vieil homme s’est levé lui aussi.

— Soyez écoresponsables, imprimez vous-même vos factures, faites des tournées en vélo vous sauverez la planète, nous on subventionne l’aviation, l’agriculture chimique et la construction de l’ITER, qui va sauver le dérèglement climatique, les petits gestes individuels écoresponsables ? Non, c’est l’état !

— Objectiooooonnn ! Hurle à présent Dacosta, tandis que le président, les yeux écarquillés, frappe son bureau à grand coup de maillet.

Soudain Gaudin les jambes écartées soulève sa robe, baisse son pantalon, et offre à Dacosta la vue de son cul en s’abaissant avec une souplesse insoupçonnée. La tête entre ses jambes, les cheveux tombant dans son large slip, il lui assène :

— Arrêtez avec vos faux combats, et n’y en a qu’un et il dure depuis trop longtemps, c’est la lutte des classes !


Le silence retombe dans le tribunal tandis que Dacosta retombe sur sa chaise, estomaqué par le coup d’éclat de son collègue. 

Le président semble marmonner quelque chose, et les jurés en état de choc regardent Gaudin se rhabiller.

Je déglutis difficilement.


— J’ai quelque chose à ajouter. pose-t-il. L’artiste de rue travaille dans le moment de la fête. Et la fête est énergivore. Au repas du réveillon de Noël, on regarde moins à l’économie. Car c’est la fête. C’est vrai le spectacle vivant coûte. La santé aussi, coûte. L’éducation coûte. Mais pourquoi travaille-t-on alors, si ce n’est pour se les offrir, comme on offre un cadeau, sans compter ? 

Il n’y a pas lieu de restreindre les tournées des artistes, ce sont de mauvais calculs. Ce dont nous avons besoin, c’est de changer de système, nous avons besoin en premier lieu de récupérer l’argent des ultra-riches, en deuxième lieu de devenir végétariens, en troisième lieu une transition massive à l’agriculture biologique, et quand nous en serons là, vous verrez combien le monde aura changé. Car oui, nous avons besoin que le monde change.

Maître Gaudin lisse lentement sa robe et se recoiffe avec dignité.

— Pour qu’il change, nous avons besoin d’ouvrir les fenêtres et de regarder par delà les murs, vers de nouveaux horizons, nous avons besoin de souffler sur les braises de la révolte, de raviver des feux de joie. Les artistes sont des fenêtres. Les artistes créent des feux auxquels allumons nos espoirs et nos rêves. Qu’ils tournent, qu’ils voyagent, qu’ils prospèrent. 

Partageons nos voitures. Partageons nos artistes. Mesdames et messieurs les jurés, le partage est notre seul salut.


Il se glisse à nouveau à sa place, l’air abattu.

Les Jurés, eux, me dévisagent avec effarement.

Je ne sens plus que le lent trajet d’une goutte de sueur, qui descend le long de mon échine, et tout se brouille. 

Depuis des années, je ne suis jamais parvenu à me rappeler distinctement de la suite.


Aujourd’hui, j’ai eu droit à sortir de l’isolement. 

Je réintègre une cellule avec un co-détenu, ça m’a fait plaisir de le voir.

C’est Maître Gaudin.







  • [rue] Street Fiction - Des fenêtres -, Chtou Gildas puget, 18/05/2020

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