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[rue] C'est la rue !


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  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
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  • Subject: [rue] C'est la rue !
  • Date: Tue, 8 Aug 2023 11:51:15 +0200
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Quand on est arrivés dans ce quartier, on a compris tout de suite que le lieu était séché.

Il y a des coins de ville ou tu ressens intimement, dans l’air, que les gens vivent dans la même communauté, qu’ils battent au même présent, qu’il se passe des choses auxquelles tout le monde s’estime en droit de participer. Que c’est leur quartier, et qu’ils l’occupent ensemble. Et puis tu as les angles morts.

On suivait silencieux François, l’organisateur, quand soudain il s’est arrêté net, il a fait volte-face, et nous a affirmé, ravi : 

« C’est un quartier où il ne se passe jamais rien ! » 

On accusait le coup. Ça avait l’air de l’enchanter.


Je voyais que les copains faisaient la moue aussi, mesurant l’espace vide.

D’un geste vague, il nous a montré le parc dans lequel on était censés s’installer, et nous a concédé :

« Pas de souci, vous vous mettez où vous voulez, hein, je vous laisse le choix ! » 

Il nous souriait.

L’herbe était coupée si rase qu’elle avait dû roussir dans l’heure suivant la tonte.

Un type, non loin, scrutait attentivement son clébard, qui chiait lentement dessus. 

Le parc était vide, hormis quelques rastas défoncés autour d’un banc, qui s’évertuaient poussivement à remplir l’espace en riant trop fort.

L’agencement artificiel d’espaces d’herbe cramée, de buissons taillés courts et d’allées en stabilisé, ne laissait rien imaginer de vivant.

Timidement, j’ai risqué « Et vous attendez du monde ? »

« Rha bha ça, hein, ça m’étonnerait, mais on ne sait jamais, bon c’est vrai que les gens dans ce quartier, ils ne sont pas habitués. Mais bon, il faut bien faire quelque chose quand même, c’est pour ça que vous êtes là, hein. C’est la rue. »


Un souvenir me revint. Dix jours plus tôt, une autre date, le gradin attendait sagement le public, et cela venait tout doucement s’assoir. 

Cela devait jouer dans 5 minutes, Laura nous a rejoints en loge, pour nous donner le top. On s’est encouragés.

Quand elle est revenue sur le site, c’était le chaos. Un rack énorme de chaises métalliques avait été ramené par l’orga, à notre insu. Les gens piochaient dedans et s’installaient comme ils voulaient. 

Donc plutôt par grappes, à quinze mètres, plutôt sur le côté, plutôt de manière à boucher les travées, impossible pour qui que ce soit de venir s’assoir devant, il aurait fallu slalomer dans ce chaos. 

Nous allions donc jouer devant un parterre vide, et des gens répartis n’importe comment, super loin. 

« Mais, ce n’est pas possible d’installer le public comme ça, ce n’est pas compatible, le gradin et les chaises ! » avait protesté Laura.

Le programmateur avait rétorqué « On fait comme ça depuis 15 ans ! Les gens prennent une chaise et s’installent librement, on ne peut pas les forcer à s’asseoir ici ou là, ils font comme ils veulent. C’est la rue, quoi… »


François continuait de nous sourire. J’avais l’impression que le temps avait gelé, et un nouveau souvenir me rattrapait, sans que je puisse résister à l’introspection.


Le mec avait tout de même l’air un peu peiné, du fait que les deux rues adjacentes soient restées ouvertes.

Les bus circulaient à dix mètres du lieu de la repré, cela faisait un boucan d’enfer. D’autant que l’une des rues passait juste derrière le fond de scène, et que le regard était constamment attiré par des passants déambulant sur le trottoir…

« Haha ! » avait-il plaisanté pour masquer sa gêne, « Ha oui, on n’a pas eu le droit de couper la circulation… mais bon, c’est la rue, hein !... »


François souriait.


Il n’y avait personne de l’orga pour demander à ces gamins surexcités de se calmer.

Ils foutaient le spectacle en l’air, devant les adultes qui n’en mouftaient pas une, nous, on ne pouvait rien faire, c’était une scène qui devait dérouler. 

La nana nous avait dit après le massacre :

« Rhalala, oui c’est dingue, ces parents, mais bon… c’est la rue ! »


Il souriait.

J’ai secoué la tête pour que cela s’arrête. 

Impossible. Dans un étoilement kaléidoscopique, sa tête s’est multipliée lentement.


Des dizaines de fois me tombaient en mémoire ce « C’est la rue ! ».

Toujours pour masquer un problème, un manquement. Une incompétence. 

Je réalisais en m’enlisant dans cette vision qu’à chaque fois que l’orga nous disait « C’est la rue ! », cela voulait dire qu’elle n’avait pas les codes, qu’elle ne connaissait pas la rue, la belle rue.

Je sentais le sang se vider de ma tête à mesure que la révélation emplissait mon esprit.

Ce n’est pas un pansement, la rue, ce n’est pas une excuse. Quand c’est bien fait, c’est sublime, c’est des émotions estampillées dans les murs.

Ce n’est pas parce qu’on est dans la rue que c’est fatalement moins bien.

Le boulot de l’orga, c’est justement d’offrir aux gens une pépite culturelle, en les mettant dans les conditions de la recevoir. C’est la plus grosse part du boulot, les artistes font le reste.

« C’est la rue ! » C’est le drapeau de l’abandon. C’est dire que parce que l’on est dehors, il n’y a plus de règles. 

Or il y a toujours des règles. Dehors, on se comporte bien, on respecte des codes sociaux, on est civiques, on est polis. Dehors, on doit tous œuvrer pour que les gens se sourient sur le trottoir.

Le théâtre de rue a ceci de magique qu’il apporte les codes du théâtre dans la rue.

Qu'il transforme la rue en théâtre


Et soudain tout s’est assombri et j’ai douté.

Et si c’était nous, qui nous trompions ?

Si le bon théâtre de rue, cela jouait même si le spot est pourri, même s’il pleut, même s’il n’y a personne, même si les gens s’en foutent, parce que « C’est la rue » ?

Et si on était cette nouvelle génération craintive, qui ne faisait que du théâtre dans la rue ?

Si le théâtre de rue ce n’était pas les codes du théâtre dans la rue, mais les codes de la rue dans le théâtre ?


François souriait.

J’ai réussi à lui sourire en retour, et j’ai soufflé timidement « ok, super ! »


Et on a commencé le montage.







Chtou




  • [rue] C'est la rue !, Chtou Gildas puget, 08/08/2023

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