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[rue] Jaloux


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  • From: chtou < >
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  • Subject: [rue] Jaloux
  • Date: Mon, 25 Apr 2011 17:38:31 +0200

Je suis devenu artiste par amitié.
Les passions de notre bande de potes tournaient autour de tout ce qui à nos yeux assurait plus que tout:
les groupes de métal, les spectacles de la Fura del Baus, la guitare sauvage autour du feu, sur la plage ou dans les parcs.
Et nous sommes presque tous devenus artistes, avec des trajectoires différentes.
Mon pote Foued avait su très tôt choisir sa voie.

Je dois encore avoir quelque part cette antique photo de lui et son groupe, répétant à la MJC de Recouvrance, et je me souviens de ce regard, sous sa touffe de cheveux, cette fierté qu'il avait malgré la jeunesse de leur formation et les murs décrépis. 
Cette occupation n'égalait pas à l'époque ma passion pour les voyages lointains, et je la lui laissais volontiers, pour mes rêves d'Asie et de godasses poussiéreuses.

Je ne connais pas de comédien qui n'ai rêvé d'être chanteur.
C'est également mon cas, et ce choix que j'ai fait à l'époque restera toujours, à mon coeur, une douleur inconsolable.

Ce soir-là, quatorze ans plus tard, j'étais venu rejoindre Foued dans les loges de la Salle de la Cité.
Adossé au mur, je regardai le ballet de la fascination tournoyer autour de lui.
Les musiciens étaient entourés de leur troupeau de fans et de rebelles aux yeux fardés.
Mais celles-là avaient trop de problèmes à régler avec elles-même, pour oser s'approcher du soleil.
Foued trônait, assis sur deux fûts, pris d'assaut par d'autres musiciens expérimentés, des programmateurs historiques, et un harem de beautés sombres qui tous s'offraient vulgairement à lui.

Qu'est-ce que les gens peuvent être cons avec leur fascination pour les musiciens.

C'était à qui roulerait le plus gros joint, aurait l'attitude la plus rock.
Ils se bouffaient le focus pour arracher un instant d'attention de sa part, le pressaient, le charmaient, se déshabillaient pour lui en montrant leurs tatouages, le touchaient affectueusement, se baignaient dans son aura charismatique avec une soif avide. Tous étaient prêts à marcher sur les pieds de l'autre pour se voir accorder une petite tape sur l'épaule.
Je n'avais rien à partager avec ces gens.
Allez parler d'art de la rue, vous passez immédiatement pour un manchard, un clown de province, un artiste manqué. 
Moi qui ai tant brillé. 
J'étais là, cloué, dévalorisé, minable. 

Foued eut enfin l'élégance de se lever peu avant le début du concert pour venir me voir, et dans ses yeux je trouvais la même fierté qu'autrefois, mais plus belle encore, la fierté d'un homme qui a réussi, qu'on admire, un égo satisfait, et c'était mérité. Mais elle était mêlée à de la compassion et un soupçon d'amusement victorieux à me voir ainsi silencieux.
Je donnais le change en lui lâchant:
"On causera demain mon pote. Trop d'amitié fidèle de parfaits inconnus pour moi ici..."

Ils sont partis pour monter sur scène, la tension avait grimpé et la foule les a accueillis dès leurs premiers pas en hurlant d'une joie explosive.
Je restais seul dans les loges. Là-haut la batterie tournait, seule, assourdie.
Foued, parfaitement à l'aise, se mit les gens dans la poche en trois phrases. Ils exultaient.
Les deux grattes et la basse rentrèrent tête baissée dans un de leurs tubes, et c'était parti pour un triomphe.

Moi, je terminais ma bière chaude, dans ces loges de béton et de tuyaux noirâtres.

Je me ressassai que les musiciens ont des loges minables et des conditions d'accueil dégueulasses.
Nous, nous vivons à la lumière du soleil et nous devenons amis avec les équipes qui nous accueillent.
Ils tournent dans des camions de loc en roulant à 130 pour balancer, monter, démonter, et doivent se lever tôt et rouler à 130 pour rendre le camion à temps.
Nous, nos camions nous appartiennent et nous roulons fenêtre ouverte sur les nationales, en prenant le temps de vivre la route.
Ils dorment à l'hôtel seuls, alors qu'on fait la fête avec les bénévoles et dormons chez l'habitant.
Ils perdent l'intermittence sitôt passé la tournée qui suit la sortie de l'album, alors que nous jouons nos spectacles durant des années.
Ils sont payés à coups de lance-pierre parce qu'ils sont des milliers. Nous nous vendons chers parce que nous sommes rares.
Ils sont pieds et poings liés dans leurs évolutions avec une industrie ultra libérale, qui se fout totalement de leur art.
Nous sommes libres et indépendants, et nous agissons autonomes et par passion.

Les musiciens ont une vie de merde.

Mais jamais, jamais les gens n'ont réagi comme cela lorsque nous sommes montés sur scène.
Artistiquement, les arts de la rue resteront secondaires, ils ne sont que du divertissement, ils n'auront jamais de fans, ils ne touchent pas la vraie Gloire.

Les musiciens nous fument, autant que nous sommes.




Rod







  • [rue] Jaloux, chtou, 25/04/2011

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