J'étais sur le point de
transférer la lettre d'Eric Chevance qui va dans le même sens
que le mail de Fabien.
Il y a dans la lettre de Fabien quelque chose que, je crois, on
vit tous dans des moments d'émotions comme cela : mais ils sont
où les autres ? L'envie de partager l'émotion, l'événement.
A Paris, aucun de mes amis ne sait qu'il va y avoir Transe
Express Place Voltaire ou une compagnie qui va traverser la
ville avec un cercueil pendant 2 jours. Tant mieux peut-être
pour le côté "entre nous", mais ce n'est pas vrai, quand
l'émotion est là, on veut la communiquer, la partager.
Pour ne parler que de cette partie de la lettre de Fabien, il y
a quelque chose comme un "manifeste du public" : mais vous êtes
où ? où sont-ils ? A creuser, non ? Un appel en direction du
public ?
Laurent
Le 30/05/2011 17:18, Jacques Livchine a écrit :
"
type="cite">ça change des annonces de tournée.
Il y avait longtemps qu'on attendait une lettre comme ça qui
raconte la vie, et la passion. Merci Fabien de nous avoir si bien
tout expliqué.
Quant au théâtre de l'Unité, le Ministère de la culture nous
accorde un sursis de 3 ans, ensuite ils veulent nous mettre à la
casse, la machine à éliminer est activée, mais nous nous sommes
mis en mode résistance.
Je vous mets une autre lettre, celle d'Eric Chevance, le
directeur du TNT de Bordeaux qui lui, jette l'éponge, elle est
pas mal éclairante non plus.
L'annonce publique de mon départ du TNT a suscité un certain
nombre de réactions de natures diverses, et je tiens ici à
expliquer pourquoi je me retire.
La principale raison est que les conditions d'exercice de notre
projet sont devenues impossibles. Les baisses de subvention de
l'Etat sont non seulement confirmées pour cette année, mais elles
se poursuivront. Le Directeur Régional des Affaires Culturelles
m'a annoncé une nouvelle diminution de 30 000 euros en 2012 et
encore une autre de 30 000 en 2013. Certes, des décisions
contraires peuvent encore se prendre, certes, il y aura des
élections l'an prochain, et beaucoup de choses peuvent se passer
encore, mais je ne crois plus que la tendance puisse s'inverser.
La raison invoquée pour ces baisses est simple, et est clairement
indiquée par la DRAC dans un récent article de Sud Ouest : notre
financement est jugé « particulièrement élevé pour une structure
ne bénéficiant pas d'un label national ». Nous avons donc ici la
confirmation que, pour le Ministère de la Culture aujourd’hui,
hors label, point de salut. C’est une catastrophe pour tous les
projets indépendants, singuliers, différents, nés non pas de la
volonté des pouvoirs en place, mais d’initiatives de la société
civile. C’est un appauvrissement grave de la vie artistique et
culturelle de notre pays, et c’est un pas de plus vers une culture
officielle, conventionnelle, consensuelle, voire pire ! Hélas,
aujourd’hui, nous n’avons même plus prise sur nos propres
aventures, de plus en plus fragilisées, et qui risquent de
disparaître une à une.
Pour mémoire, le financement de l'Etat au TNT, en 2009, était de
193 000 euros. Il est passé en 2010 à 173 000 euros, il est cette
année de 133 000 euros et sera en 2013 de 73 000 euros. Certes,
cela reste une somme conséquente, mais pour un établissement de
notre taille, pour la nature de nos activités, pour nos
engagements envers les salariés et les artistes, et au vu des
financements des autres collectivités, c'est très insuffisant.
Si je pars, c'est d'abord et avant tout pour préserver ce lieu,
cet outil de travail, et l'équipe, du moins une partie d’entre
elle, puisque deux postes ont été supprimés ces derniers jours.
J'ai le sentiment de ne plus être en capacité de négocier nos
financements. Mes discours, mes positions, mes engagements sont
connus de tous, ici, et ne semblent plus opérants. J'ai essayé de
proposer un nouveau projet tenant compte des contraintes
budgétaires actuelles, mais demandant un moratoire sur les baisses
à venir. La DRAC l'a catégoriquement rejeté.
Cette nouvelle idée, cette orientation possible était centrée
autour de l'idée de transmission, de relations avec les
établissements d'enseignement supérieur, université et autres
écoles d'art, et se proposait de mettre les étudiants au cœur d'un
projet artistique et culturel. Il s'appuyait sur l'expérience du
TNT dans ce domaine et l'analyse que j'avais faite de nouveaux
besoins sur le territoire. J'en avais parlé avec plusieurs
partenaires actuels ou potentiels, et j'avais bon espoir de
pouvoir y travailler efficacement. La réponse de l’Etat fut sèche,
et non dénuée de cynisme (je cite) « Vous pourriez avoir le
meilleur projet qui soit, cela ne changera rien à nos décisions ».
Cette réponse est pour moi une erreur. Comme ces dernières années
pour le TNT, la DRAC n’a pas su mesurer l’intérêt de ce nouveau
projet, ou plutôt, elle ne l’a pas voulu, ne s’en tenant qu’à des
directives administratives. Les consignes passent avant les
personnes, les circulaires avant les projets. C’est certes une
façon d’agir. Il en existe d’autres, et il est toujours possible
que l’Etat change d’avis et revienne sur ses décisions. Je le
souhaite, mais quoi qu’il en soit ce sera sans moi.
Je pense aujourd'hui que, pour qu'un projet artistique et culturel
cohérent et solide puisse subsister à la Manufacture de
Chaussures, il faut passer la main à quelqu'un de plus jeune, avec
de nouvelles énergies, de nouvelles idées, et sans doute de
nouvelles orientations. Je ne puis plus porter cela. Ces derniers
mois m'ont totalement usé. Après 15 ans de combats sans
discontinuer — parce que piloter une aventure comme celle du TNT,
c’est un combat permanent — je suis épuisé. J'ai le sentiment que
la confiance réciproque, nécessaire, décisive, entre un
établissement culturel et ses partenaires publics, n'existe plus.
Du moins avec certains d'entre eux.
Ma décision est aussi une question de dignité personnelle. On nous
retire les moyens de fonctionner normalement, on nous demande de
"réduire la voilure", donc, de courber l'échine. De ce fait, on
nous impose de renoncer à nos engagements, sociaux, artistiques,
culturels, citoyens, politiques. De rentrer dans le rang. Je m'y
refuse ! Je m’y refuse et je préfère partir pour préserver ce qui
peut l'être, plutôt que d'accompagner un déclin et une chute
inéluctables dans l'état actuel des choses.Je n'ai pas l'âme du
capitaine qui sombre avec son navire. Si cela permet de sauver le
vaisseau, je préfère plonger !
Depuis le mois de janvier, date à laquelle l'Etat nous a signifié
son désengagement, j'ai reçu de nombreux témoignages d'amitié, de
solidarité, des offres de soutien, ou simplement un petit signe de
la part d'artistes, de techniciens, de spectateurs, d'enseignants
ou simplement de voisins. Des acteurs culturels, responsables de
structures, m'ont eux aussi écrit, appelé, parlé et écouté.
Ceux-ci, mes collègues, mes camarades, m'ont prouvé
qu’aujourd’hui, que, malgré les problèmes de chacun, malgré toutes
les injonctions à l’individualisme qui nous sont faites (et jusque
dans les orientations du Ministère de la culture où l’on a
souhaité remplacer la culture pour tous par la culture pour
chacun), le mot de solidarité a encore un sens. Mais en revanche,
rien, je dis bien rien, de la part de ce que l'on appelle les
institutions culturelles. Dans cette région du sud-ouest, où notre
situation est publique depuis le début de l’année, prenez
n'importe quel établissement dont le nom comporte le mot «
national(e) », soyez certain qu'il n'a montré aucun intérêt aux
difficultés que nous rencontrons. A une exception près, aucune des
structures labellisées, de ces labels dont je parlais plus haut,
n'a réagi. Je suis abasourdi que des personnes avec lesquelles on
travaille très régulièrement, avec lesquels on noue des
partenariats, on construit des programmations communes, des
personnes que l’on côtoie dans les réunions, avec lesquelles on
échange, on débat, des personnes avec lesquelles on partage le
même objet, sur le même territoire, montrent une telle
indifférence. Ou un tel dédain. Ou un tel mépris.
Mardi soir, le Conseil d'administration du TNT a entériné ma
décision de partir et a proposé officiellement à Frédéric
Maragnani de me succéder. Frédéric est un artiste de grande
qualité, qui pense de façon très pertinente l'art et l'action
culturelle. Il dispose de réseaux et de soutiens, et d'une solide
reconnaissance. Sa compagnie est la première compagnie autre que
celle des fondateurs à avoir été programmée au TNT, en 1998, et
nous avons fréquemment travaillé avec lui. En 2007, il s’est
totalement engagé dans le projet de GEIQ Spectacle vivant qu’à
l’initiative de Gilbert Tiberghien, nous avions lancé. Durant
toutes ces années, nous avons régulièrement et longuement parlé
ensemble. Il a été l'un des rares artistes à venir me voir sans
avoir forcément quelque chose à me proposer, juste pour discuter,
débattre, échanger. C'est lors de ces moments que j'ai perçu la
profondeur de sa réflexion et la justesse de ses analyses. C'est
donc une transition, une transmission qui me semble juste et
naturelle. Il a des idées fortes, et sans doute de nouvelles
façons de travailler. Bref, je pense qu'il est en capacité, malgré
les difficultés actuelles, d’inventer et de porter ici un beau
projet, inventif et durable.
Je sais que tout choix est contestable, risqué, clivant. Celui que
nous avons fait avec Frédéric Maragnani sera donc commenté,
critiqué, et chacun trouvera qu'il aurait été bien plus juste, ou
légitime, ou pertinent, d'en faire un autre. Certains s'irriteront
de ne pas avoir été consultés. D'autres s'offusqueront de ne pas
être à sa place. D'autres encore déploreront la procédure que nous
avons employée, ou même ironiseront sur la personne elle-même.
Mais ce choix est notre choix, et nous l'assumons totalement.
C’est, dans la situation actuelle, le meilleur que nous ayons pu
faire.
Mon départ du TNT est officiel, ma décision est définitive. Je
resterai encore quelques mois, peut-être jusqu'à la fin de
l'année, peut-être un peu plus, selon les circonstances, afin de
préparer au mieux la suite. Je n'ai pas d'autre projet, à part
continuer les cours que je donne déjà à l'université, et même cela
est incertain. Mais je ne m'inquiète pas. Un peu de repos ne me
fera pas de mal, et je suis prêt à de nouveaux engagements...
Pour terminer, sachez que je suis très heureux de ces quinze ans
de travail, et fier de ce que nous avons effectué, avec les
membres fondateurs du TNT, d'abord, Françoise Bleuse, Alain
Raimond, Jean-Luc Terrade et Gilbert Tiberghien, mais aussi avec
toutes les personnes qui, à un moment ou un autre, ont fait ou
font encore partie de l'équipe permanente et ont nourri notre
projet : Mathilde Avignon, Hélène Coudrain, Véronique Dulaurens,
Géraldine Étienne, Sébastien Gazeau, Bénédicte Granier, Jean-Marc
Guittet, Agnès Henry, Erika Hess, Isabelle Jelen, Christophe
Joubel, Annick Lagrais, Karine Larrat, Maya Latrubesse, Samuel
Loison, Frank Maubourguet, Elsa Mauzit-Pipet, Frédéric Nogray,
Alexia Philippon puis Larrarté, Pierre Saraïs, Jocelyne Steffann,
Sébastien Tollié, Marion Vian, Maryvonne Wadier. Je n'oublie pas
non plus les camarades des équipes de la compagnie Tiberghien, qui
ont partagé bien plus que nos bureaux. Et beaucoup d'autres aussi,
qui ont participé à notre aventure, en premier lieu les artistes
que nous avons reçus ponctuellement ou régulièrement, qui se sont
parfois installés durablement dans nos murs, et qui furent au cœur
de notre travail. Je pense aussi aux bénévoles du Conseil
d’administration, aux techniciens intermittents, aux stagiaires, à
tous les partenaires avec lesquels nous avons construit des
relations, à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, à un titre
ou à un autre, ont contribué à faire du TNT ce qu’il est devenu.
Je suis très heureux, donc, d’avoir vécu ces années exaltantes, et
je le serai encore plus si, dans quelques années, je peux encore
venir à la Manufacture de chaussures comme spectateur. Si, ici ou
là, à Bordeaux ou autre part, je peux encore être amusé, surpris,
dérangé, agacé ou totalement en rage devant un plateau et de
artistes, des acteurs, des danseurs, des performers. Si je peux en
débattre, défendre ou critiquer, ou simplement garder le
silence... J'espère qu'ici, comme ailleurs, ce sera encore
possible. Je l'espère profondément.
Eric Chevance, 30 mai 2011
Addendum
Au delà même de l'actualité du TNT, je nourris de véritables
inquiétudes sur la situation générale de la culture. Sur la
situation du service public. Sur l'état de nos sociétés. Ce qui
est le plus révoltant, et peut-être le plus difficile à accepter,
c'est la sensation d'impuissance que nous ressentons. Que je
ressens, pour ma part. On sait hélas depuis longtemps que nos
bulletins de vote sont inutiles, puisque ceux qui sont en position
d'être élus n'ont ni les moyens, ni même l'intention de changer
quoi que ce soit à cette marche du monde qui s'affole. Notre foi
en un système démocratique est du même ordre que la foi religieuse
: on ne voit pas Dieu, mais on y croit quand même. On ne voit pas
la démocratie, mais on y croit quand même. Mais jusqu'à quand ?
Alors la colère me prend souvent. La peur aussi, je l'avoue. C'est
récent, et c'est sans doute lié à ce sentiment d'impuissance. Nous
avons l'habitude d'agir. Les métiers que nous avons choisis, qui
sont des choix de vie avant d'être des choix professionnels, font
de nous des hommes et des femmes d'action. Nous avons créé nos
structures, nous avons bâti nos projets, nous avons refusé les
cadres conventionnels, les carrières qui pouvaient se présenter à
nous, nous avons lutté pour mettre en actes nos convictions. Et
jusque là, souvent dans la difficulté, dans la précarité, parfois
au prix de crises profondes qu'il a fallu affronter, jusque là,
nous avons réussi à tenir. Comme nous avons continué à croire au
monde meilleur que nous voulions contribuer à construire.
J’écrivais il y a quelques semaines mon désarroi devant
l'avalanche de ces nouvelles immondes qui nous paralyse. Parce que
nous ne savions plus où nous battre, comment nous battre, contre
qui nous battre. Les adversaires sont si nombreux, si puissants,
si camouflés aussi, parfois déguisés en alliés. La pauvreté des
discours politiques dans un monde qui s'effondre est effrayante.
Je dénonçais la pusillanimité de nos dirigeants devant les tyrans
de tout poil, l'aveuglement du pouvoir, l'oubli de l'histoire,
l'imprévoyance qui n'est sans doute que cynisme (« Après moi, non
plus le déluge, mais l'explosion nucléaire ! »), et j’étais
effrayé, ne voyant comment agir. Aujourd’hui, devant les
mouvements du monde arabe d’abord, puis ceux qui naissent en
Europe, j’entrevois une lueur d’espoir. Il nous faut l’entretenir
la nourrir, la faire croître. Comment faire autrement que
retrouver l’espoir ? Comment faire pour vivre, autrement ?
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