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[rue] Le journaliste, premier temps


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  • Subject: [rue] Le journaliste, premier temps
  • Date: Thu, 25 Aug 2011 11:26:57 +0200

L'expresso infect me saisit le gosier avec la vigueur amère du café de mauvaise qualité, sensation brûlante et revigorante indispensable à ma concentration.
Dans quelle galère m'étais-je engagé...
Je déballais un paquet de JPS noires neuf en rassemblant mes souvenirs, dans les fragrances âcres des vapeurs d'échappement, peu dérangé par le vacarme urbain qui assaillait ma terrasse parisienne préférée.
Il est hautement difficile d'écrire un article à propos d'Aurillac.
Synthétiser un tel événement relève de la prétention, au même titre qu'Avignon.
C'est probablement la raison pour laquelle mes collègues passaient systématiquement sous un silence méprisant tout le off, ne se consacrant qu'à la programmation officielle, ce qui rend l'exercice nettement plus réalisable.
Pourtant j'avais décidé cette année de procéder autrement.
N'ayant aucun intérêt réel pour ces quelques sempiternelles compagnies qui se partagent inlassablement le privilège de la lisibilité, et dont inlassablement on finira par dire tout le mal qu'on est forcé d'en penser, tant elles semblent répéter mécaniquement les rêves obsolètes d'une génération à la recherche du renouveau qui les fit vibrer jadis, j'avais décidé de plonger bouche ouverte dans la soupe.
Comment ne pas comprendre que le goût de ce festival, sous l'écume frémissante, résidait dans le bouillonnement brulant et humide de cette marmite ensorcelante!
Je m'étais donc persuadé que pour livrer un article de la plus juste facture qui soit, il fallait me fondre, mitonner, réduire avec le bouillon même dont je voulais rendre compte.
Je ne réalisais pas encore à quel point l'expérience me bouleverserait.

Je m'inventais un nom de troupe, m'inscrivais dans le programme des compagnies de passage, et faisais imprimer une centaine d'affiches aux frais du journal.
J'étais décidé à oublier mes argumentaires d'homme de théâtre, à enfouir mes références littéraires sous une spontanéité plus provinciale et à descendre en stop plutôt qu'avec ma BMW, uniquement rattaché à ma condition par ma carte bancaire. 
Je laissais tout à Paris, jusque mon iphone. 

Le frisson de l'aventure me grisait lorsque nous serpentions sur les routes du Cantal, sous un soleil étouffant.
J'avais été embarqué par une troupe bigarrée, qui partageait un convoi composé de vieilles voitures, de camions usés et de caravanes aux charmes désuets.
Tout un groupe de musique, un acrobate, une danseuse, une copine d'intermittent, tous partageaient la lenteur de la progression sous le couperet de la panne, prêts à faire preuve de solidarité si la Datsun hors d'âge ou la courageuse Mercedes rendaient l'âme. Il fallait effectivement être bougrement solidaire, pour supporter comme je le faisait sous le soleil de plomb la ventilation poussée à son maximum sur chaud, afin de refroidir le moteur.
Rester positif et philosophe, lorsque des troupes plus fortunées nous doublaient en pleine côte à bord de leurs camions rutilants.
Aurillac, c'était donc cela avant tout, avant les commentaires artistiques inspirés, avant le buzz de l'année.
Une procession patiente, un pèlerinage pesant, une longue file de dos en sueur, de moteurs surchauffés, et le sourire d'humbles artistes de toutes sortes face aux verts détours du Cantal qui finiront par les emmener à la ville sainte, quand le temps sera venu... j'ai goûté ces moments.

Enfin nous sommes arrivés à Aurillac.
J'avais vite compris qu'ici chacun avait ses propres combines pour dormir.
Ma petite troupe me quittait pour les Marmiers, l'une des villes parallèles montées sous chapiteaux, où ils vivraient indépendamment un festival aux couleurs du collectif, dans une fête qui ne connaissait pas de trêve.
Certains au confort plus sommaire avaient garé leur camion avant tout le monde sous les arcades de ce pont, s'assurant de pouvoir rentrer à pied du centre ville.
D'autres choisissaient plus bas un décor bucolique, malgré l'inconfort du camping, sur les bords de la Jordane.
Qui dormait au CEMEA, au CREPS, dans des gîtes alentour, chez le curé, chez l'habitant.
Aurillac était donc, loin des froids hôtels de la programmation officielle et du grand Hôtel du cours Monthyon, qu'on disait abriter le gratin du gratin, un vaste laboratoire de la débrouille, un lieu d'autonomie, de survie, de tuyaux, un festival qui demandait à chacun d'inventer son parcours.
Un salon professionnel où en plus de la qualité artistique, il fallait faire preuve d'éveil et d'adaptabilité pour rester dans la course.

J'angoissais de devoir moi même trouver rapidement un abri confortable, remontant vers le centre, lorsque je croisais les premiers afficheurs, portant d'épais paquets de cartons préparés à l'avance, qui s'accaparaient déjà les endroits les plus visibles.
Je compris alors à quel point ce festival était aussi une compétition, une lutte, une sélection.
Il allait falloir que moi aussi je me batte, dans la chaleur, uniquement porté par mes jambes et ma détermination, si je voulais que mon plan aboutisse.
Ici, les artistes payaient leur place dans la cité à la sueur de leur front.
"Cela affiche déjà le Mardi?" demandais-je dans un souffle à un gaillard épaulé à un feu.
"Toi, t'est nouveau ici!" me répondit-il d'un air narquois.
Sans répondre, je me mettais en quête d'une papeterie où acheter du scotch, afin de me jeter dans la bataille.

La nuit était tombée.
J'avais essayé tant bien que mal d'afficher dans quelques commerces sursollicités.
J'avais au dépit de tout savoir-vivre collé mon scotch sur toutes les vitrines des commerçants qui prenaient leurs vacances durant le festival.
Je savais d'expérience que le public consulte vraiment les affiches, que certains programmateurs les prennent en photo pour faire leur programme, ayant ainsi dans leur téléphone tous les lieux et les horaires de ce qui leur semble attractif.
La ville débordait d'images. Devant la cour Jules Ferry, le lieu des rencontres professionnelles, la grille était bardée de pancartes, certaines pendaient au travers du trottoir car les artistes grimpaient dans les arbres, si bien qu'on traversait une myriade de signes colorés jusqu'à l'indigestion visuelle.
Ma com était noyée dans le tourbillon.
Allongé dans mon sac de couchage sur le matelas autogonflant Quetchua que j'avais eu le bonheur d'acheter, chichement protégé par ma tente 20 secondes, les jambes douloureuses, les pieds gonflés, j'oscillais entre l'euphorie de ma frondeuse aventure et le désespoir d'être aussi stupidement démuni par la simple faute de mes lubies idiotes.
Pour rester fidèle à l'artiste de rue que j'avais décidé d'incarner, je replongeais dans le texte que j'allais devoir jouer le lendemain devant mon premier public.

Epuisé alors que le festival n'avait pas encore commencé, moi, le critique de théâtre parisien, j'allais comprendre réellement ce qu'était que ce foutu festival d'Aurillac...






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  • [rue] Le journaliste, premier temps, Chtou, 25/08/2011

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