http://blogs.mediapart.fr/blog/nicolas-romeas/080811/lart-la-culture-et-la-gauche
Voili.
@+
Franck de B.
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"Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple,
le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs."
DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN - 1793
Article 35.
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Victoire
! Quelques mois avant une échéance électorale absolument cruciale,
les partis de la gauche française semblent enfin se réveiller sur
la question essentielle de la culture.
Nous
nous en félicitons, bien sûr, et nous aurions mauvaise grâce à ne
pas le faire, nous qui, depuis des lustres, ne cessons de tirer cette
sonnette d'alarme. (1)
Mais,
il faut l'avouer, nous ne sommes pas absolument certains qu'il
s'agisse d'une prise de conscience suffisamment profonde de ce qui
est aujourd'hui en jeu. Car, lorsque nous prétendons que cette
question est essentielle, nous ne voulons pas - seulement - rappeler
qu'il s'agit là d'un enjeu politique important pour la gauche
française face aux effets délétères de l'ultralibéralisme… La
situation est plus grave et elle dépasse de très loin les joutes
conjoncturelles récurrentes en période d'élection.
Il
est important de le rappeler : il ne s'agit pas uniquement de moyens,
de rééquilibrage, de la considération accordée ou non par les
pouvoirs publics aux artistes et aux équipes reconnues. Il ne s'agit
pas de prétendre améliorer leur statut sans avoir, au préalable,
expliqué pourquoi, si nous voulons bifurquer avant le mur, tout
l'avenir de notre société dépend, non seulement des artistes, mais
du statut que nous sommes collectivement capables d'accorder à
l'immatériel, au non-rentable, aux valeurs de l'esprit, à ce que
nous appelons culture au sens le plus large et le plus profond de ce
mot, et donc à l'art et à tous les outils qui servent à fabriquer
ce que Peter Brook nomme la relation.
Faute de quoi, quelle que soit la bonne volonté affichée, notre
société sera inéluctablement vouée, comme le rappelle Bernard
Stiegler (2),
à produire des artistes hors-sol,
incapables d'entretenir un vrai dialogue avec la collectivité dont
ils sont issus et à laquelle ils sont supposés s'adresser.
Ce
que nous affirmons, c'est qu'il s'agit, au même titre que l'écologie
et solidairement avec elle, d'un enjeu central pour l'avenir de notre
civilisation. Bien sûr, dans une société post-industrielle qui ne
connaît d'autre valeur que la rentabilité, l'idéal d'une culture
et d'un art qui agissent en permanence sur
et
dans
la
collectivité pour en mettre en question les repères et tenter de la
transformer, semble inatteignable. Mais cet idéal ne doit jamais
être perdu de vue si nous voulons être capables de résister au
clivage terrifiant qui se dessine entre deux formes dénaturées de
l'art : d'un côté un populisme marchand qui, comme l'enjoignait une
récente directive présidentielle, doit «répondre à une demande»
sans offrir d'élever le niveau de conscience général - mais bien
son propre niveau de rentabilité -, et de l'autre un "élitisme"
abscons et suiviste de modes qui répond au besoin de distinction
qu'évoqua
Pierre Bourdieu. Pour échapper au piège de ce choix qui n'en est
pas un, il faut retrouver le sens de l'art et de ses productions
"délibérément
écartées",
écrivit Hannah Arendt, "des
procès de consommation et d'utilisation",
et de la mission d'artistes qui ont selon elle en commun avec les
politiques d'avoir "besoin
d'un espace publiquement organisé pour leur "œuvre", et
de dépendre d'autrui pour son exécution."
(3)
Il
ne faut donc pas se contenter, pour défendre une vision vraiment
politique de l'art, de permettre à chaque citoyen d'accéder à une
culture d'élite, mais donner aux pratiques artistiques leur
véritable statut, celui d'outil au cœur de la société. Il faut
pousser plus loin la réflexion.
On
retrouve ici l'une des différences fondamentales entre la démarche
de démocratisation culturelle mise en œuvre par André Malraux -
dont l'objectif était de donner au plus grand nombre l'accès aux
œuvres majeures de l'esprit - et les magnifiques initiatives
d'Éducation populaire initiées après-guerre en France au niveau de
l'État - et aujourd'hui en fin de vie -, fondées sur l'idée que
l'art et la culture sont, avant tout, des outils d'initiation à la
vie dans la société humaine.
Si
la catastrophe politique que nous traversons aujourd'hui devait nous
être en ce domaine de quelque utilité, ce serait de nous obliger à
un retour aux fondamentaux. Ces fondamentaux doivent être repris et
réaffirmés avant toute décision politique, notamment d'ordre
financier. À quoi bon, en effet, financer plus un mauvais système,
sans l'avoir au préalable entièrement repensé ? Certains de ces
fondamentaux furent portés par des socialistes, dont l'éphémère
et courageuse ministre Catherine Trautmann, initiatrice de la Charte
des missions de service public de la culture qui
s'efforça de rappeler à leurs devoirs les utilisateurs de fonds
publics, fut un exemple remarquable. Et personne ne pourra
honnêtement prétendre qu'elle fut soutenue dans ce combat par ses
pairs, ni par le "ghotta" culturel ! L'un de ces
fondamentaux, c'est l'idée qu'il n'y a pas de distinction qui tienne
entre ce que l'on appelle "socio-culturel" et ce que l'on
qualifie d'"art". L'art est un acte plus ou moins efficace
au sein de la collectivité, il donne ses fruits ou il ne les donne
pas, mais, comme l'écrivit Denis Guénoun (4),
il n'y a pas d'un côté un art "véritable", fait pour
consacrer la distinction des élites et, de l'autre, un art qui
serait de "deuxième vitesse". L'exigence, dans tous les
cas, doit être aussi élevée.
Chacun
se souvient que ce pays a été, il n'y a pas si longtemps, gouverné
par une coalition de partis de gauche. La culture fut-elle alors
prise en compte par l'État avec la profondeur requise, celle dont
nous voulons parler ici ? Non. En dehors des exemples évoqués plus
haut, elle ne le fut pas suffisamment, en particulier en termes de
résistance à un ordre mondial de plus en plus contrôlé par les
tenants de la finance et du commerce international qui, partout,
tendent à imposer la tyrannie du chiffre.
Et ceci, d'abord, pour une raison simple. Lorsque l'on met l'accent
sur ce qui peut être utilisé par le pouvoir pour accroître son
rayonnement en termes de valeur ajoutée, au niveau national pour une
Ville, une Région, un Département, ou, au niveau mondial, pour un
État, ce n'est plus vraiment de culture
que
l'on parle, au sens où nous voulons l'entendre. Lorsqu'on favorise
ce qui est porteur de pouvoir, que ce soit ce qui est déjà visible
et reconnu ou ce qui est susceptible de le devenir, on ne favorise
pas la culture au sens d'une circulation permanente des idées et des
symboles, on se contente d'utiliser ce qui, dans les productions
culturelles, peut être utile au politique dans ses échéances et
ses besoins de visibilité propres. Et c'est une chose tout à fait
différente. Défendre la culture, c'est défendre la nécessité
d'une action invisible, (ou à peine visible) qui agit à la fois
dans la durée et dans l'instant, de ce qui n'a aucune vocation à
faire la "une" des quotidiens, de ce qui échappe, comme le
fait remarquer Emmanuel Wallon (5),
aux enjeux macro-économiques, de ce qui ne produit aucun phénomène
de vedettariat, de ce qui constitue, pourrait-on dire, la nappe
phréatique sans laquelle aucune production culturelle visible et
reconnue ne serait jamais possible, ne serait-ce que parce que les
codes pour la décrypter finiraient pas disparaître de notre langage
commun.
Depuis
une quarantaine d'années, les questions de l'écologie ont traversé
dans ce pays un parcours politique très semblable à celui qui
s'amorce aujourd'hui pour ce que nous appelons culture.
Des alertes de courageux imprécateurs, dont René Dumont ne fut pas
le moindre - qu'aux débuts de leur combat, personne ou presque
n'entendait - à la création d'une opinion, d'un vocabulaire
commun, puis d'une force politique, la prise de conscience s'est
progressivement nourrie d'un certain nombre de catastrophes dont nous
sommes loin d'avoir vu le terme.
Or,
ce qu'il faut faire entendre à nos responsables politiques, ceux, en
tout cas, qui sont aptes à l'entendre, c'est que le même phénomène
est sur le point de se produire aujourd'hui avec la "culture",
ou ce que nous aimons nommer le symbolique,
c'est-à-dire l'ensemble des outils de la construction de l'humain.
Il
ne s'agira pas seulement, cette fois, de préserver la planète en
tant que milieu naturel, mais bien de savoir si cette planète pourra
être peuplée d'humains au sens que nous sommes encore en mesure de
donner à ce mot. Il s'agit simplement de savoir si nous allons
conserver à l'avenir la possibilité de construire des êtres
humains pensant, capables, par conséquent, d'élaborer des modalités
de vie commune.
Comme
l'a dit et écrit si précisément la philosophe Marie-José Mondzain
(6),
lorsque nous parlons de culture, il ne s'agit pas seulement de la
question du soutien public de l'un des éléments primordiaux de
notre vie en société, il ne s'agit pas uniquement de l'un des
aspects, fût-il essentiel, de notre vie politique. Il s'agit de la
condition-même de toute possibilité de vie politique. Pas de vie
politique digne de ce nom sans confrontation et circulation d'idées,
et par conséquent sans possibilité de construire ces idées dans un
échange permanent, pas de vie politique digne de ce nom sans mémoire
historique, sans réflexion sur notre destin commun, pas de vie
politique digne de ce nom sans le précieux exercice de polémiques
intellectuelles fondées sur un savoir et une pensée qui se
construit dans un aller-retour incessant entre l'individu et le
groupe. Pas de vie politique digne de ce nom sans intelligence
collective, sans débats et donc sans culture.
Et
c'est évidemment pour cela que les tenants de l'ultralibéralisme,
en s'efforçant de détruire, à l'échelle mondiale, toute
possibilité de culture, en en brisant un à un les outils, de
l'Éducation à la Recherche en passant par le soutien aux pratiques
artistiques, ont bel et bien pour objectif de rendre impossible toute
vie politique digne de ce nom pour, à terme, réduire à néant
toute capacité de construction d'êtres pensant, rêvant, imaginant,
édifiant l'avenir en n'oubliant pas le passé, faisant des choix et
tentant de les éclairer, apprenant de l'autre, remettant en question
leurs savoirs, pratiquant l'échange et le doute dans l'inappréciable
agora que ne doit jamais cesser d'être une société humaine.
Nicolas
Roméas, directeur de la revue culturelle Cassandre/Horschamp
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NOTES
2
- Bernard Stiegler est philosophe, il dirige l'institut de recherche
et d'innovation (IRI) au sein du Centre Georges Pompidou. Il est
l'initiateur du groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis
("Association internationale pour une politique industrielle des
technologies de l'esprit"), dont il est le président.
3
- Hannah Arendt "La crise de la culture" Between
Past and Future,
première édition en 1961.
4
- Denis Guénoun est auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre,
professeur des Universités, agrégé de philosophie et docteur en
philosophie.
5
- Auteur, professeur de sociologie politique à l'Université Paris
Ouest – Nanterre.
6
- Marie-José Mondzain est auteur, philosophe, directrice de
recherche au CNRS.