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[rue] Pénible erreur


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  • From: Chtou < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] Pénible erreur
  • Date: Sun, 22 Jan 2012 12:50:00 +0100

"Allez prenez l'espace, prenez l'espace!!!", dit elle en remuant stupidement
les bras avec l'air le plus soucieux du monde.
Mon Dieu mais que fais-je ici, dans ce jogging informe, à marcher en zigzag
au beau milieu de tous ces gamins de 25 ans...
J'ai, depuis toujours, le jogging / t-shirt en horreur.
Jamais ô grand jamais je ne le porte, et je me sens mille fois plus
décontracté dans un bon vieux jean / chemise, que dans cet horrible apparat.
Je m'y sens vulgaire, nu, débraillé, presque sale.
Je ne suis plus qu'un triste indéfini, dépouillé d'un minimum vital de style.
Otez l'élégance au comédien et vous l'humiliez plus surement qu'en
l'insultant!
Elle frappe subitement dans ses mains: "mettez-vous par deux!"
Supplice. Non, bien, sur, je ne vais pas tomber par miracle sur cette
magnifique jeune fille aux cheveux ondulés dont la beauté toute naturelle
m'éblouit, ni seulement avec l'autre quadragénaire, qui, bien
qu'intellectuellement morne, aurait a minima les mêmes limites que moi au
niveau souplesse, il faut inéluctablement à cet instant précis où ce diable
de maîtresse de stage frappe dans ses mains sèches, que je sois juste en face
de cette femme grasse et désagréable, qui parle comme un charretier et qui ne
partage avec moi qu'une répulsion réciproque.
Un instant fugace nous nous regardons, avec dans les yeux l'ombre de la
défaite, et j'esquisse un sourire d'excuse, qu'elle ne me rend pas.
"A présent un petit cadeau pour vous: vous allez vous faire un massage,
chacun son tour!"
Je crois que je vais tuer cette bonne femme.

C'est une amie qui m'avait convaincu de m'inscrire à ce stage.
Tu verras m'avait-elle dit, le clown c'est une révélation, c'est absolument
indispensable dans la formation d'un comédien!
Et comme elle était à peu près la sept centième à me le dire, j'avais fini
par accepter l'aventure.
Pénible erreur.
Les trois quarts de la formation consistaient en ces sempiternels
échauffements et jeux théâtraux dont les maîtres de stages font leurs choux
gras.
Bien sur, la recette est facile.
Prenez une gamine de 22 ans, immergez la dans un groupe loin de ses repères,
et la voici déjà en train de vivre une aventure exceptionnelle.
Faites lui faire des échauffements, des jeux de connaissance, puis qu'elle
marche en étant de l'huile, de l'air, un canard ou un pingouin, et elle
expérimentera dans son corps des nouveautés insoupçonnées.
Ici le fumisme allait plus loin. Je m'étais résigné à payer pour jouer à
1-2-3 soleil ou au facteur est passé, à faire des traversées de scène en état
émotionnel, à revivre ces ridicules moments où tout un groupe se force
lourdement à rire.
Mais cette dame avait l'outrecuidance de mâtiner ses exercices d'une espèce
du philosophie de la "recherche de son clown" qui était un déprimant
pantomime patho psychologique du travail de la justesse.
Le but n'était pas de travailler finement ses graduations émotionnelles,
d'interpréter les plus grands textes pour en jouer les puissantes subtilités,
que sais-je, d'assimiler de réelles leçons de méthode comme on peut en lire
chez les grands professeurs de l'histoire du théâtre, mais de voguer
benoitement sur une recherche de sincérité naïve ultra codifiée.
Pas de doute, ce nez rouge est un masque. Et le jeu du masque, s'il a ses
afficionados et tant mieux pour eux, m'a toujours semblé éminemment physique,
grossier, et poussif.
Malgré cette recherche de la justesse, le spectateur faisait la moitié du
travail, emporté par des attentes formatées.

J'ai massé la masse. Il me semblait malaxer une tomate farcie, et à chaque
brassée je coulais un peu plus profond dans la chair à saucisse.
Plus loin sous mes yeux, mon égérie s'abandonnait d'aise sous les mains
expertes d'un bellâtre, musclé comme un athlète de cirque.
Lorsque vint le moment de changer de rôle, je m'éclipsais en m'excusant
auprès de la tomate farcie.
J'ai fait le tour du gîte à toute vitesse, ramassant mes quelques affaires.
J'ai couru dehors jusqu'à la voiture, craignant qu'on ne me rappelle d'un cri
à ces insondables séances de torture mentale.
Et j'ai foncé jusqu'à Paris.
Lorsqu'enfin j'étais confortablement coincé sur le périphérique, toujours
dans cet affreux jogging, je fus pris d'un fou rire libérateur.
J'observais enfin, comme toujours, minutieusement les gens dans leurs
voitures, y trouvant la meilleure inspiration qui soit pour interpréter mes
rôles.
Voilà le plus grand, le plus fondamental des cours de théâtre à mes yeux,
l'observation minutieuse d'un bouchon de périphérique.
N'en déplaise à toute la profession, je ne trouverais jamais ce clown
grotesque. Mais je m'en moque.
Je suis le plus heureux des comédiens.







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  • [rue] Pénible erreur, Chtou, 22/01/2012

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