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[rue] La guerre


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  • From: Chtou < >
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  • Subject: [rue] La guerre
  • Date: Tue, 21 Feb 2012 01:12:47 +0100

"Magnez vous, magnez vous bande de trouffions de bleuzaille de merde!!! La
Convention collective arrive!!!"
Prêtant à peine attention à l'invective, je tente de courir, tête baissée,
j'arrache chacun de mes pas à la boue, fixant ces mains blanches crispées sur
mon fusil, j'ahane douloureusement un souffle rauque et fiévreux, tandis que
partout autour, la jungle explose en rafales.
Poussé par une trouille bleue, le visage cinglé de mottes de terre
jaillissant d'impacts dangereusement proches, je fonce à travers la
végétation trop haute de cette courte éclaircie, le torse vibrant au fracas
des explosions, les oreilles déchirées par les hululements de fureur des
roquettes.
43 kilomètres. J'ai 43 putain de kilomètres à franchir jusqu'au prochain
ravitaillement, et rien ne pourra me sauver si je ne les parcours pas.
La trouille au ventre, les dents serrées de rage, je me cramponne à cette
nécessité vitale, tout entier consacré à ma fuite en avant.
Un sifflement aigu évident comme le destin l'emporte sur les autres. Soulevé
de terre, je sens la langue de feu me lécher le dos, et dans un ralenti
silencieux ma chair bruler et s'ouvrir, mes cheveux se consumer, tandis que
la terre en suspension forme à mes yeux un amas météoritique magnifique,
mouvant lentement pour mieux révéler la sublime beauté de la terre, de la
vie, de ce monde miraculeusement équilibré que je vais quitter pour toujours.
Je suis projeté avec force dans la boue, et tout mon corps s'y enfonce.
Par un effort que seuls mes poumons comprimés commandent, j'arrache ma face
de la fange dans une inspiration violente.
J'ai atterri sur une butte. Je n'entends plus rien. Dans un silence calme et
détaché, j'embrasse du regard le champ de bataille.

De nombreux soldats isolés, comme moi, courent vers l'abri de la forêt plus
dense, un kilomètre plus loin.
Seuls, ils ont l'avantage d'être mobiles, mais ne peuvent emporter que peu de
paquetage, et sans la solidarité du groupe, voient leurs chances de parvenir
au ravitaillement diminuées.
La plupart des soldats évoluent en compagnie. Des groupes de deux, quatre,
dix hommes qui jouent leur vie ensemble, zigzagants entre les explosions.
Ces putains de mines russes, les Urss Antipersonal Fuckers, Urssaf dans le
jargon militaire, disloquent leurs formations ici et là dans leur course
effrénée.
Plus loin à droite, dans le marigot de roseaux qui s'étend jusqu'à la forêt,
des snipers de la Brazil (une faction de l'armée administrative régulière)
tirent au hasard, dissimulés.
Les Hélicos de la Cnar (la Cohorte nobiliaire de l'armée des réseaux) sont
arrivés, et brassent la fumée de leurs pales, jetant de trop rares échelles
de cordes vers lesquelles se ruent les prétendants au sauvetage.
Dans la panique, la guerre rend les hommes fous.
Un soldat de la Fédération avance pas à pas, un talkie relié à son lourd
barda de transmission à la main, et tente d'organiser la débâcle en hurlant
dans son poste.
"C'est la merde!! Il faut s'organiser!! Appel à toutes les compagnies, appel
à toutes les compagnies!!!"
A ses pieds, projeté par une explosion, un soldat se relève, défroqué, en
hurlant "je vous l'avais bien dit bordel, je vous l'avais dit, on va tous
crever, on va tous crever!!!"
"Ta gueule soldat!! Va te faire bronzer le cul à Goa tu m'entends?!! Tu te
bouges et tu viens avec moi!!"
"Va baiser des branleuses au Kirgistan, connard!! C'est pas ta Fédération
pourrie qui va nous tirer de là!! On va tous crever tu m'entends?!!"
Les deux hommes se jettent l'un contre l'autre et roulent au sol dans une
lutte amère, se battant à mains nues, chacun tentant d'étouffer l'autre dans
la boue, au milieu des tirs, des gerbes de sang, des larmes et du rire
cliquetant de la mort.

Le soldat Soloy est dans l'abri qu'ils ont creusé la veille, dissimulé sous
un couvercle de bois et de cannes.
Il compulse ses émetteurs, envoie des messages, frappe nerveusement sur son
clavier de ses doigts tremblotants.
D'une claque, il écrase un nouveau moustique sur sa nuque avant de remonter
nerveusement ses petites lunettes rouges.
Decocq, concentré, est sereinement penché sur sa carte ign, la maglite à la
main, traçant des lignes de fuite, parlant à voix douce.
"Ce type a des nerfs d'acier, ou il va craquer subitement d'un moment à
l'autre et me défoncer le crâne à coups de crosse", tremble Soloy.
Ils cherchent, un noeud dans le bas ventre. Il faut sauver tout le monde ou
tout le monde va crever, et eux avec.
La trappe remue là haut. On dirait qu'un homme rampe dessus. Il tousse, se
traine les doigts dans la boue, et roule devant la mince ouverture qui leur
permet d'observer le combat, de la butte où ils sont cachés.
Il a dû survivre à l'explosion qui vient juste de manquer de les enterrer
définitivement dans ce trou.
Un hélico apparaît, et descend vers le sol, balayant les hautes herbes à
l'horizontale.
"Putain, un hélico de la Cnar, Decocq, viens, on sort!!!" hurle Soloy.
Ils ouvrent brusquement la trappe, relèvent le soldat, et courent ensemble
vers l'hélico ventru, stationnaire, qui jette son échelle de corde.

Ces types m'ont ramassé et porté jusqu'à l'échelle. Je remonte, je me tire,
je tremble, je me hisse par l'énergie du désespoir, mes oreilles fonctionnent
à nouveau.
Elles ont entendu la rafale qui les a balayés.
Je roule enfin sur le sol de l'hélico, qui prend les airs. Putain, je suis
encore vivant.
Je suis encore vivant.
Tout sourire derrière ses lunettes chromées, le pilote me lâche "Tiens, voila
mon quota! Accroche toi pti con, on décanille et je te pose au ravito!"
Connard.
Titubant, je viens m'affaler sur le fauteuil vide à son côté.
Le temps de prendre ma respiration, et je lui hurle "Mais qu'est-ce que vous
foutez, bordel, vous êtes où, là, les blindés, on va tous y passer, en
bas!!!! Bande d'enfoirés vous croyez pas qu'on aurait besoin de se serrer les
coudes, tous, vous croyez pas qu'on aurait besoin de vous au sol et à la
Fédération, et pas que vous passiez votre temps à couvrir votre division, tas
de planqués dans vos hélicos de merde?!!!"
Ca ne se fait pas d'insulter un soldat des réseaux. La réponse est immédiate.
Le pilote sort son Mauser et tire une balle droit dans le crâne du soldat,
qui s'affale dans un angle grotesque sur le flanc.

Il lance l'hélico vers le Nord, prenant de l'altitude.
Derrière une série de collines, on aperçoit L'immense camp de l'ennemi, ses
infrastructures ordonnées, sa puissance de feu alignée, prête à dévaster
toute résistance. Ses terrains d'atterrissage.
Le combat est double, complexe, couillon de soldat.
Habilement, le pilote descend vers le petit terrain qu'on lui indique dans un
crissement radio.
Il a besoin de carburant, il faut refaire le plein.
Une fois l'appareil atterri et les commandes coupées, l'homme sort une
cigarette, l'allume, et pose enfin sa tête en arrière.
Il n'y a qu'une seule échappatoire à ce foutu merdier, se dit il.
Ce ne sera pas la Fédération, même pas l'Armée des réseaux qui pourra faire
quoi que ce soit contre le cours de l'histoire.
Une seule armée, une seule, serait capable de changer la donne de cette
guerre, de renverser toutes les valeurs, d'imposer la paix.
S'ils lèvent assez de troupes parmi les civils...
Le Front de gauche.
Si celui-ci parvient à ses fins, il faudra alors les convaincre de
l'efficacité de son unité, se dit il en écrasant son mégot sur le bras du
cadavre.
Il sourit, et se sort une nouvelle cigarette.






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  • [rue] La guerre, Chtou, 21/02/2012

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