Chère
B.
chère
la dame du ministère,
bonjour
D.,
Je
vous remercie pour votre sollicitude appuyée qui me touche
sincèrement. Pardon D. d'avoir laissé trois messages sans réponse
(sans compter celui de la dame du ministère).
Je
ne viendrai pas pour trois raisons :
-
Mon emploi du temps, certes - (mais c'est une fausse raison,
plutôt un vrai prétexte). C'est celui que je vous suggère d'utiliser
par courtoisie pour la salle.
-
la forme de la table ronde. voilà bien longtemps déjà que j'ai
refusé définitivement d'intervenir dans les tables rondes et je m'y
tiens. La forme du colloque n'étant déjà pas une forme de travail,
la modalité table-ronde en est pour moi la pire _expression_. je
n'interviens que dans des séminaires où on me donne le temps
d'expliquer ce que l'on pense que je peux apporter d'intéressant si
l'on m'invite. je trouve qu'il y a une forme d'indécence à proposer
10 minutes d'_expression_. S'il ne s'agit que de vous apporter la
caution de ma présence, voilà qui est fait dans le programme et
c'est amplement suffisant. Je cède donc mes dix minutes à D. et M. ,
ce qui leur en fera quinze, dont ils sauront tirer profit, car ils
ont des choses bien plus importantes à dire que moi notamment sur
les enjeux locaux. Etant donné le type de positions que je suis
amené à prendre, dix minutes me laissent juste le temps d'installer
une incompréhension généralisée, un quiproquo et un malaise maximums
avec les participants.
Pour
prendre des exemples simples, je refuse d'expliquer "en dix minutes"
pourquoi la gauche devrait combattre et dénoncer explicitement l'art
contemporain, ou d'expliquer "en dix minutes" pourquoi la gauche
s'est piégée durablement dans la culture et pourquoi je pense qu'il
faudrait mettre fin au ministère du même nom, ou encore d'expliquer
""en dix minutes" pourquoi à gauche nous devrions combattre de
toutes nos forces le droit de vote et le remplacer par le tirage au
sort, de même que tous ceux qui ont essayé de débattre en dix
minutes avec le Front National sur la question de l'immigration se
sont plantés. Parce que ces problèmes nécessitent du temps d'explication pour
sortir de la fausse évidence et du sens commun (trois millions
d'Arabes et trois millions de chômeurs). Je ne viendrai donc pas dix
minutes pour expliquer ce qui m'apparaît comme l'obscénité du
concept de "pratiques amateurs d'excellence", intitulé sur lequel la
dame du ministère - en toute bonne foi - m'a invité. Je ne lui en
veux pas, mais je n'ai pas l'intention d'en discuter avec elle.
Tenteriez vous d'expliquer à un curé "en dix minutes" que dieu
n'existe pas ? Moi non.
-
Quant au fond du colloque, qui concerne les pratiques "amateur"
d'excellence. Je pense que le terme d'amateurs est le piège dans
lequel l'institution culturelle (institution droitière depuis
cinquante ans) a enfermé la question de la pratique qui reste la
seule question subversive. En ajoutant le mot amateur à la question
de la pratique, vous videz toute la force subversive du concept de
pratique pour vous aligner sur la norme de domination qu'est devenu
le professionnel dans un champ devenu une simple sous-catégorie des
loisirs. Il ne faut pas être un marxiste avancé pour savoir que le
professionnel est la condition de la marchandise. Pour le dire plus
brièvement (que dans le rapport que j'avais déjà publié en 1994 à
l'INJEP sur cette question des pratiques d"éducation populaire à
jeunesse et sports), c'est la pratique d'une forme
d'_expression_ par toute une population qui est subversive, c'est à
dire précisément le refus de la professionnalisation, laquelle
assèche le politique pour le transformer en culturel. Il n'y a rien
de moins politique que d'aller s'asseoir dans un théâtre
professionnel pour contempler en spectateur un spectacle. Le theâtre
ne crée aucun espace public et c'est pourquoi je n'en fais plus.
(espace public : réunion en un public de personnes privées
faisant un usage public de leur raison critique politique -
Habermas). Si je réinvestis la convention scénique, en revanche
la question du théâtre ne m'intéresse plus. Je suis passé dans autre
chose - sauf à mettre tout et son contraire sous ce terme.
Abolir la séparation entre professionnel et
amateur, rendre cette distinction inopérante, infondée et
impensable, est la condition d'une pensée de gauche. C'est vous dire
si on en est loin. Il n'y a rien de plus dépolitisant que de
prétendre - au nom d'une aberrante excellence -
que seuls les "vrais" artistes professionnels - des spécialistes -
sont légitimes à exciper de la chose théâtrale. Il n'y a rien de
moins dangereux ni de moins dérangeant pour le capitalisme ou pour
la domination, qu'un spectacle politique dans une scène - fût-elle
nationale, montée par des artistes. Relisez Debord. Et c'est
pourquoi nous invitons des assistantes sociales à monter sur scène
(quelle horreur) pour nous dire le vrai...cela peut être nullissime
de votre point de vue du théâtre" - littéralement à chier selon les
critères professionnels, mais c'est un moment politique inouï et
bouleversant de force et c'est dangereux pour le système. Cherchez
l'erreur. Ce qui est politique, c'est un dossier CAF, ce n'est pas
Antigone !!! Mais curieusement, Edward Bond n'écrit pas sur les
dossiers CAF !!! Prétendre faire du théâtre politique en montant une
énième Antigone est obscène. Antigone est le faux nez qu'utilisent
les professionnels pour ne pas faire de politique, pour tuer et
empêcher le politique (relisez Brossat. 2005). Et c'est normal. Ils
n'ont rien à dire car ils n'ont rien vécu. Ils veulent être
artistes. Un ministère de gauche, un jour peut-être, financera
massivement la pratique, abandonnera le terme imbécile d'excellence,
et laissera les professionnels se débrouiller avec le marché. Je
vous entends déjà me dire (version Cassandre) que ce serait encore
plus fort si c'était traité avec de "vrais" artistes dans une
"vraie" démarche artistique. C'est la posture idéologique du
ministère et je n'ai pas l'intention de vous prouver le contraire en
dix minutes. L'artistique est là pour tuer et empêcher le politique,
et c'est bien pour ça que cela fait l'objet d'un ministère. La
culture est ce qui sert à empêcher l'énonciation du conflit social
(Ritaine 1985)
Quant
à l'idiotie du concept d'excellence, dont le management néo libéral
fait un usage permanent, je ne cesse de m'émerveiller chaque fois
qu'il m'arrive encore d'aller à Avignon, de l'inanité généralisée du
"IN" et de la vitalité subversive du "OFF" : On y trouve le pire
comme le meilleur, quand on ne trouve que le pire dans le "IN",
c'est à dire un esthétique d'Etat, bourgeoise, pompière et
parfaitement interchangeable. Rien ne ressemble plus à un spectacle
dans une scène nationale qu'un autre spectacle dans une autre scène
nationale - Pas de surprise de ce côté là. Je laisse M. me
contredire.
Le ministère de la culture fait comme si le bon
théâtre était professionnel et le mauvais théâtre était amateur. Et
il tend un piège sémantique en consentant un strapontin aux amateurs
qui tentent de singer l'affligeante esthétique officielle des
professionnels au nom de l'excellence (D., que vas tu faire dans
cette galère ?). Mais pourquoi ne pas parler du mauvais théâtre
professionnel ? la distinction ne se ferait plus alors entre
professionnels et amateurs mais entre bon et
mauvais théâtre. Tout deviendrait plus simple. Personnellement ce
que j'ai vu de plus mauvais au théâtre était signé Planchon.
Surjoué, criard, pompier, sans nécessité, ennuyeux....tout ce que
l'on est supposé reprocher en somme au théâtre amateur ! J'ai vu
personnellement des spectateurs dormir à la quasi totalité de Quai
Ouest (Chéreau/Peduzzi/Koltes/Amandiers) et applaudir à tout rompre
en criant des Bravos...mais qu'applaudissaient ils en réalité quand
ils avaient dormi, sinon une esthétique d'Etat, sinon le simple fait
d'y être ? J'ai vu Martinelli tuer Brecht à Chaillot et réussir le
tour de force d'enlever toute force subversive au brave soldat
Schweig et réussir à faire mourir d'ennui une salle entière : un
exploit
Pour finir cette réflexion d'un inspecteur
NATIONAL du théâtre rue de Valois (ils étaient seulement trois de ce
niveau), qui avait connu les années d'éducation populaire,
Christiane Faure, etc...et qui pour cette seule
raison que je connaissais aussi cette histoire m'avait pris en
sympathie et confié : "TOUT ce que je vais voir au théâtre
aujourd'hui m'ennuie, tout est nul, rien n'a aucune nécessité".
Devant mon étonnement étant donnée sa fonction et l'énormité de
cette remarque que l'on aurait plutôt placée dans la bouche d'un
poujadiste d'extrême gauche comme moi, je lui demandai à mon tour :
"et que faites vous par rapport à cela ?"...il me regarda avec
amusement et me répondit : "mais rien ? pourquoi voulez vous que je
fasse quelque chose ? Et d'ailleurs que voulez vous que je fasse ?
retirer une subvention à Planchon pour avoir le lendemain matin le
député maire dans le bureau du ministre" ?
En
faisant semblant de en pas intervenir sur les "choix artistiques"
l'Etat républicain fait semblant de s'interdire de porter un
jugement esthétique et installe de cette façon une esthétique d'Etat
plus sûrement que ne le ferait le plus totalitaire des pays
totalitaires : une esthétique de la fausse démocratie, faite de
transgression en lieu et place de la subversion. Ou pour empêcher la
subversion. Esthétique d'Etat : les pipis de Jan Fabre ou les cacas
de Castelluci font trembler le MEDEF sur ses bases, c'est
évident.
Confisquer la pratique du peuple, c'est le mettre
en demeure de ressembler à l'esthétique d'Etat,
c'est cette fonction que remplit le terme d'amateur.
derrière toute esthétique il y a une
éthique (Benedetto)
Je
vous laisse discuter vendredi de pratiques amateurs d'excellence, et
vous souhaite un bon colloque.
Amicalement
Franck
Lepage.
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