Bonjour, Je m'appelle Richard Delarue. Je dirige une petite entreprise dans la production et la distribution de marchandise artistique : "la bonne compagnie". Nos produits sont voués à l'espace public et destinés à la masse, aux moins aisés, en fait, à une majorité de clients potentiels. A l'instar de LIDL dans le domaine de l'épicerie, nous faisons beaucoup d'économie par rapport à nos concurrents du spectacle conventionnel, car nos produits sont disponibles dès la sortie du camion. Ainsi, pas besoin de personnel pour décharger ou monter le décor, pas de lumière, pas de vendeuse ou d'ouvreuse, pas de pompier... Ce sont nos salariés qui prennent tout en charge, ils font un nombre de tâches sans limite : ce qui doit être fait, ils doivent le faire, c'est tout. Nos employés sont traités aussi bien qu'ils le sont chez Rayanair : ils ne sont payés que quand c'est nécessaire. Dans notre cas, ils sont payés uniquement quand ils jouent nos spectacles. Nous maintenons l'illusion que c'est bien payé, car ils reçoivent un forfait : pour un spectacle, même de 35 minutes, ils sont payés 12 heures à 12€ brut de l'heure ! Les autres tâches qu'ils ont à accomplir se font hors contrat : répéter, entretenir sa tenue, prendre soin de sa présentation, acheminer le produit, faire de la relation publique... Pour éviter des grèves (ça n'arrive jamais) et toute source de conflit, ils signent un contrat de travail pour chaque journée travaillée, bien souvent le jour même (et dès fois le lendemain). Un double effet se conjugue pour nous donner toute notre force : les salariés courent évidemment après les salaires, mais surtout après les heures déclarées qui peuvent leur donner droit à une indemnité chômage, qui nous coûte cher en cotisations, mais qui peut rapporter aux salariés 1,5 fois le prix qu'ils nous coûtent. La clef de notre réussite est de vendre du rêve, non seulement à nos clients, mais aussi à nos salariés. En travaillant pour nous, ils réalisent leur rêve. Et réaliser son rêve, ça n'a pas de prix. J'ai beau changé de responsable artistique fréquemment, je me frotte sans cesse à la même posture : ils veulent être libre de créer ce que bon leur semble. Ils ne tiennent en rien compte de nos contraintes commerciales. Ils ne pensent qu'à l'intuition, la passion, l'inspiration, la nécessité, ils n'écoutent que leurs rages et leurs rêves, ils ne cherchent que le juste, le beau, ils ne respectent aucune limite, ils se bornent à inventer au lieu de reproduire en moins coûteux (et pourquoi pas en moins bon mais potable) ce qu'il se fait ailleurs ou en d'autres temps. Le pire est que le responsable artistique est soutenu par ses ouvriers (les artistes), alors qu'il est leur supérieur hiérarchique et qu'il les fait parfois travailler jusque tard dans la nuit sur des journées de création non payées. C'est ce problème qui crée ma faillite, j'ai tout bon sur toute la ligne de l'art discount, la seule différence avec les autres expériences du discount d'autres secteurs, c'est que je ne gagne rien, il n'y a pas un centime de bénéfice, pas une feuille de paye depuis plus de trois ans... En remettant les mains sur nos archives, je découvre que je ne suis en fait que le président d'une association loi 1901 (à but non lucratif !?) dont l'objet est de promouvoir les arts de la rue. Je croyais que l'économie ne pouvait pas être sociale et solidaire, mais devait être libérale, avec une réelle concurrence libre et non faussée... Vu ma situation actuelle, je crie bien haut : l'économie doit être sociale et solidaire, il ne peut plus en être autrement... Je me rappelle maintenant de la phrase de ma grand-mère : "Les utopies, c'est comme les épinards, Richard. Il faut en mettre beaucoup au début, ça réduit à la cuisson." Je m'en vais faire la manche en jouant de la flûte à bec à l'entrée du Leader-Price d'à côté. A bientôt, j'espère. Richard Delarue. |
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