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[rue] L'artiste


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  • From: Chtou < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] L'artiste
  • Date: Mon, 22 Jul 2013 23:47:47 +0200

Je n'aurais jamais dû aller aux toilettes.
L'espace est trop restreint, il bringuebale à chaque mouvement, dehors on entend tout, on va me reconnaître quand je sortirai, Je n'aurais jamais dû aller aux toilettes.
Malgré le mouchoir pressé sur mes narines, l'odeur intenable des excréments de tous ces festivaliers trop vite et si mal nourris, sublimée par la prégnance chimique du liquide bleuté qui échoue à les recouvrir, un serpent vomitif chemine inexorablement jusqu'à ma glotte. 
Il faut que je m'enfuie.

Sais-tu, ami programmateur, la secrète attente des artistes d'avoir des toilettes privées, refuge salutaire de leurs appréhensions?

Dehors, un soleil blanc transperce l'air sec et brûlant, des murs de chaux vive me repoussent, je parviens au pied de mon camion et renonce à son ombre, fournaise de tôle et de plastique.
Il est l'heure, vite, mon costume.
Je viens juste de boutonner ma chemise, qu'une vague de sueur la plaque à mon dos. 
J'avale une grande rasade d'eau tiède. 
Le régisseur arrive, cuit, le visage grenat, l'oeil torve, et me dit d'y aller. Je lui concède un sourire soumis.
Intérieurement, je proteste, n'est-ce pas possible d'attendre un peu, il y a trop peu de monde, pourquoi m'avoir programmé si tôt?... Il faut y aller. Ce soir, à la fraîche, les conditions seront certainement meilleures pour les autres. Mais là, c'est moi, alors je dois y aller, maintenant. 
Bon sang j'ai l'impression qu'on va m'attacher à un poteau, m'arracher la peau et m'abandonner dans ce désert.

Sais-tu, ami programmateur, que la jauge est quasi systématiquement deux fois moindre que celle que, confondant espoir et prudence, tu m'as annoncée?

Je passe le pendrillon. 
Merde.

Le coup de l'ombre à 20m. Une moitié de mon public y est massée, le regard mi abattu, mi teigneux, plein du silencieux reproche de la responsabilité de la situation.
Quelques-uns sont debout, plaqués contre l'ombre d'un mur. Une poignée d'autres frit en plein soleil devant ma cordelette de chanvre.
Il faut faire le cercle. 
Je vais chercher au tréfonds de moi l'énergie joyeuse et trépidante de ma plus jeune enfance, m'emplit d'une empathie fraternelle quasi christique, et me lance dans la série de blagues bien rodées qui m'assure toujours la bienveillance des premiers installés. Je double mon public frontal. Y trouvant un nouvel élan, je sors ma ruse la plus efficace: le brumisateur, et je triple ma jauge. Je sue des litres de sel qui me piquent les yeux, j'enchaîne les impros, je fais applaudir le public, je quadruple ma jauge, c'est bon le câble est tendu, je vais pouvoir me lancer, je les ai dans la poche, dans un quart d'heure ils seront encore le double.
Le public, massé, rit comme un seul ventre.
Tous, nous avons oublié le soleil.

Cela tu le sais, programmateur, que nous sommes là, toi et moi, pour ces instants là.

Alors par ces chaleurs, n'oublie jamais que je suis l'humain, le fragile:

J'ai besoin d'eau fraîche.
J'ai besoin de toilettes propres.
J'ai besoin d'un horaire et d'un lieu convenables pour le public.
Et surtout, mon ami, surtout, j'ai besoin d'une douche après un effort pareil.

Je te le jure, si tu me donnes cela, chez toi, je donne tout ce que j'ai.








  • [rue] L'artiste, Chtou, 22/07/2013

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