Du toit de la grande arche de la Défense, ils dominaient tout Paris. On fêtait la sortie du dernier album d'Enki Bilal, et tout le gratin était là sans s'être donné rendez-vous. Le moment idéal pour s'aborder plus librement que d'habitude. Si la soirée confrontait nombre de célébrités, de responsables politiques et d'hommes d'affaires, l'ambiance était plutôt détendue. Lissant machinalement ses abondantes moustaches grises, l'homme lançait son regard sur l'axe historique jusqu'à l'arc de Triomphe, s'imaginant derrière l'Obélisque puis le Louvre, et sa fameuse pyramide, décalée, disait-on, tout comme la Défense, de 6 degrés par rapport à l'axe... La femme l'aborda avec deux flutes de champagnes. S'il espérait cette rencontre, il ne l'imaginait pas si soudaine. Trinquant, il se dit que la soirée avait du bon. Elle planta ses beaux yeux dans les siens et attaqua sur un ton sarcastique: "Hé bien monsieur, comment se portent les arts de la rue? Valls vous a honoré de sa présence, mais fut piètrement accueilli!" "Ha vous savez mes liens avec ce festival, madame... c'est une aventure unique, qui nous échappe, n'est-ce pas souhaitable après tout?" "Je ne le pense pas, non. Je vous le dis en toute amitié, il va être temps pour vous de prendre les choses en main voyez-vous. Vous et vos amis êtes parvenus à hisser votre discipline au pied d'une vraie potentialité. Mais il vous faut aller plus loin si vous ne voulez être relégués au rang d'une courte tentative historique. Celle-ci s'enlisera, et vous aurez tout perdu si vous en restez là. Hormis la spécificité de quelques compagnies monumentales bancables à l'international, vous resterez identifiés à ces anarchistes que le Premier ministre a eu avantage à décrier. J'en serai peinée, croyez-moi" Son visage avait changé. Abandonnant sur ces derniers mots son masque d'autorité, il était d'une beauté compatissante à vous faire pleurer de bonté. L'homme en était troublé. Cette femme, en plus de ses hautes responsabilités politiques, était d'un charme magnétique. "Je vois ce que vous voulez dire, madame. Mais n'est-ce pas là notre spécificité? L'art surgi de partout, cette proximité à la citoyenneté heu... du terreau de toutes ces compagnies naissent des trésors de créativité!" Il avait du mal à se croire lui-même. Son discours lui semblait éculé, et elle le savait très bien. "Laissez tomber les belles paroles et regardons les choses en face, vous et moi. Il est temps pour les arts de la rue d'aborder sérieusement la question de l'excellence. Il est temps que vous vous affranchissiez des amateurs et de l'animation. Voyez l'histoire du théâtre amateur. C'est très bon pour le théâtre. Il faut absolument que vous fassiez le tri. Vous ne pouvez garder cette identité brouillonne, vous devez défendre la qualité. Regardez le Fourneau, n'est-ce pas ce qu'ils défendent? Que pensez-vous des Rias?" "Ma foi je... c'est un excellent travail!" "Oui, je le pense aussi. Et Morizur n'a qu'un mot à la bouche face aux élus: la qualité. Car c'est pour de la qualité que ceux -ci lâcheront des subsides. Sinon on reste dans les saisons estivales et les animations balnéaires. Bougez-vous bon sang, grandissez, tranchez avec l'adolescence de votre mouvement et parlez nous d'excellence. C'est mon meilleur conseil" Elle allait partir, et faisait signe à un serveur d'approcher avec son plateau. Il devait raccrocher à tout prix. "Comment le faire plus encore? La Faiar, la cité des arts de la rue..." Elle le coupa, manipulant avec grâce son étui à cigarettes doré. "En décembre, le garrot se resserrera un peu plus sur l'intermittence. Je m'y opposerai bien sur et je n'y pourrai rien. Il va y avoir du tri, car ne resterons que les plus installés et les plus passionnés. De votre côté, ne favorisez l'émergence que de ceux qui sont brillants dès leurs débuts, et soutenez surtout les compagnies éprouvées. Condamnez les off. Osez aborder la question du bon et du mauvais. Et défendez les meilleurs artistes. Ce sont eux qui vous feront. Ce sont les artistes qui créent les disciplines, pas nous. Ne vous bernez pas vous-même avec les déclarations de bonnes intentions culturelles, citoyennes et caetera. Vos plus grands artistes sont votre meilleur atout." Lui soufflant la fumée au visage, elle lui planta une nouvelle coupe dans la main, et tourna les talons, rejoignant immédiatement un banc de quatre hommes en costumes. Il se retrouva seul, une coupe vide dans une main, une pleine dans l'autre. Même le serveur était parti avec son plateau. La fête lui paraissait lointaine. Il avait l'impression de se mentir. Il n'avait plus envie de boire. Une coupe vide, une coupe pleine. L'une vide et grasse, l'autre pétillante. Il les posa sur le bord du belvédère, fit deux pas pour partir et se retourna lentement, mû par un pressentiment. Découpées sur le crépuscule, elles encadraient, au loin, l'arc de triomphe. Il saisit le signe en conscience, dans un soupir. Et prit sa décision. |
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