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[rue] A chacun sa croix


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  • Subject: [rue] A chacun sa croix
  • Date: Wed, 27 Nov 2013 13:47:51 +0100

Paul, né en 1957 à Pontoise, célibataire, tour à tour cadreur en région parisienne, comédien en salle pour une troupe de province renommée, puis artiste de rue, actuellement semi-sédentaire en camping-car en Ariège.
Une sorte de descente aux enfers selon l'avis de ma famille, qui il est vrai se trompe en tout, et dont j'ai pris l'habitude de considérer l'inverse des choix de vie comme un juste guide vers le mieux-être.
Périodiquement horrifié à la perspective des retrouvailles avec ladite famille, lors d'un séculaire, immanquable et dévastateur repas annuel, confrontation crue avec la perfidie, la chair grasse, l'inconsistance télévisuelle, le poulet-frite-coca et une pléthore de neveux aussi impolis qu'haïssables.

La veille de cette épreuve, et plutôt que de dormir auprès de la moitié de la triste équipe du lendemain dans la sempiternelle location de Noirmoutier, j'avais choisi de m'arrêter à la Rochelle.
Non loin du port, j'aurais à la fois un campement agréable, et la soirée d'assurée avec les spectacles de rue.
Je déambulais donc le soir, dans cette sereine solitude qui m'est habituelle et à laquelle, avouons-le, je suis fort attaché, et je découvrais au pied de la tour un jeune rasta talentueux.
Non que ce qu'il fit était original, une sorte de numéro mêlant fakirisme, magie et mentalisme, mais sa faconde était telle que, moi qui suis pourtant public difficile, j'en restais coi.
Il subjuguait d'un indéniable charisme un cercle de touristes, et d'un ton paternaliste les enjoignait à faire le bien, à donner de l'amour, dans un salmigondis d'un moralisme consensuel, mais dont la sincérité le magnifiait.
Quand vint le chapeau, le public se mit respectueusement en colonne et vint, charmé, verser sa modeste obole avant de se disperser vers les cinémas, casinos et restaurants du port où ils l'oublieraient rapidement pour dépenser rapidement plus de cent fois cela.

Le jeune homme, à peine plus d'une trentaine d'années, restait debout, un sourire aux lèvres, incongru dans sa quasi-nudité au milieu des lumières du soir.
Il me regardait droit dans les yeux. Je réalisais alors soudain que tout le monde était parti et que tout comme lui j'étais planté là, que nous nous faisions face, tous deux, à dix mètres l'un de l'autre, et que je devais lui paraître aussi incongru qu'il me le paraissait.

Je vins à lui, et quand je l'atteignais il me tendit la main, ouverte.
Elle contenait deux petits ronds blancs. Sans rien dire, nous en prîmes un chacun  et le portâmes à notre bouche. Le goût était âcre et nous l'avalâmes avec une gorgée de cette eau qu'il avait, sous les regards amusés, transformée en vin quelques minutes plus tôt.
Il me passa alors un bras autour des épaules, et m'entraina vers la jetée au bord de laquelle nous nous assîmes, les pieds au-dessus de l'eau.

+ Tu as quelque chose à me demander? Tu peux m'appeler Josué.

La douceur de sa voix pénétra en moi comme un typhon d'amour ébranlant totalement mes repères, et tandis que mes pensées se propageaient dans la conscience humaine en une supernova bleue et rouge, l'air se figea comme un gel mentholé.

- Je... heu... je... je me demandais s'il fallait que je demande des subs... ou pas.

Il ferma les yeux, sembla se concentrer et me révéla ce qui m'apparut comme une vérité suprême.

+ Il y a trois sortes d'artistes de rue, Paul. Celui qui manche dans la rue, celui qui tourne dans les festivals et celui qui monte des projets artistiques.
Le premier est exclu du monde des deux autres. Ses spectacles seront formatés selon la manche. Il en développera un complexe incurable, celui de l'artiste raté. Mais il jouira d'un sentiment de liberté que les autres n'atteindront pas. 
Il ne sera jamais riche. Il mourra jeune car sa vie est stressante et son coeur sensible.
Le policier qui le surveille gagnera mieux sa vie, avec une longue et confortable retraite.

- Ha bon?... c'est dur, ça...

+ Oui, Paul, c'est dur d'être un artiste, car au fond, les gens sont peu sensibles à l'art.

- Et le deuxième?

+ Le deuxième est exclu du monde des deux autres. Ses spectacles seront formatés selon les festivals. Il en développera un complexe incurable, celui de l'animatoire. Mais il jouira d'une vie de tournées que les autres n'atteindront pas.
Il ne sera jamais riche. Il mourra jeune car sa vie est stressante et son coeur sensible.
Le programmateur qui l'embauche gagnera mieux sa vie, avec une longue et confortable retraite.

- ... C'est pas mieux, si?

+ Non, Paul, c'est aussi difficile pour cet artiste, car au fond, les gens sont peu sensibles à l'art.

- Alors c'est le troisième? C'est le troisième la bonne réponse?...

+ Le troisième est exclu du monde des deux autres. Ses spectacles seront formatés selon les directives culturelles. Il en développera un complexe incurable, celui du bureaucrate. Mais il jouira d'une créativité artistique que les autres n'atteindront pas.
Lui non plus ne sera jamais riche. Il mourra tout comme les deux autres jeune car sa vie est stressante et son coeur sensible.
Le politique qui le conventionne gagnera mieux sa vie, avec une longue et confortable retraite.

- ...

+ Paul, les gens sont peu sensibles à l'art, mais toi tu l'est. 
Alors un conseil, essaye les trois.
Tu ne seras jamais riche, tu mourras rapidement, et pauvre.
Mais tu auras joui d'un sentiment de liberté, d'une vie de tournées et d'une créativité artistique que ni le politique, ni le programmateur, ni le policier ne connaîtront vraiment.

Il m'a serré dans ses bras, et j'ai perdu la conscience du temps.

J'ai annulé le repas de famille et j'ai même annulé la famille, du même coup.
Jai fait mon choix, entre toutes les alternatives qui se présentaient à moi.


Je passe le concours de la police.
















  • [rue] A chacun sa croix, Chtou, 27/11/2013

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