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Trois ans que j'arrachais le statut en découpant les cachets
en répètes, en faisant de la presta technique sur les rares
fêtes du coin, et la situation ne promettait pas de s'arranger.
Avec la mairie qui passe au FN, les deux assos locales qui se
bougeaient, et m'employaient, avaient de gros soucis à se faire
sur leurs subventions.
Je ruminais dans ma bagnole en enfilant les lacets qui
descendaient chez Hubert, un ancien de la rue, en retraite dans
les bois.
Je l'aperçus par ma vitre ouverte, et coincée, qui préparait
son potager au moment où la route dominait le mas qu'il avait
patiemment retapé.
J'adorais ce lieu incroyable, un havre de convivialité et de
folie créatrice.
A son époque, on pouvait encore acheter autant de bâtiments
perdus, et pour une bouchée de pain.
Je me garais dans un nuage de poussière sur la terrasse.
Dissimulé derrière un muret empierré, le ruisseau avait le
privilège de chanter en tête à tête avec les oiseaux.
Hubert avait déjà servi l'apéro sur la vieille table en fer
forgé.
Je m'épanchais donc dans une grande tirade salvatrice de
rogne et de désespoir, et Hubert, d'habitude si loquace, me
laissait parler avec un air sombre.
Je maudissais les fachos qui votent FN lorsqu'il me coupa
soudain, pris d'une colère tremblotante.
"Ferme ta gueule, petit con!!"
Je restais bouche bée. Il ne blaguait pas. Il était vraiment
hors de lui.
"Ce sont les petits branleurs comme toi qui m'énervent, moi,
pas les fachos!" annona-t-il en me pointant d'un doigt courbe.
"Les types de droite, ils assument leurs idées, les gens qui
votent FN, ils assument leurs idées, mais les socialistes comme
toi, voilà les vrais TRAITRES! Tu viens te plaindre alors que le
mal est fait, mais tu avais le choix, non? Et pourquoi tu n'as
pas voté à gauche, hein?!!"
"Mais... j'ai voté à gauche!..." protestais-je
"Non, à GAUCHE!!!" rugit-il.
Ses sourcils abondants semblaient s'être hérissés tout comme
les poils qui surgissaient de ses oreilles flétries, et ses yeux
me dardaient.
"Hollande on l'a vu venir aussi GROS qu'on a vu venir Sarko,
tu ne vas pas me dire le contraire?!! Tu ne vas pas me dire que
depuis 81, on ne sait pas que les socialistes ne sont plus de
gauche?!!! Tu tombe des nues ou tu fais l'autruche?!!"
Je reprenais un peu de contenance en élevant la voix, prêt à
ferrailler avec lui. Hubert était une sorte de croisement entre
Tartare et Jean-Raymond Jacob, il vous clouait sur place sans
pitié avec son expérience et sa tchache dès que vous le laissiez
dominer le sujet.
"Haaa oui je te vois venir!" ironisais-je. "Tu voulais que je
vote Mélenchon, l'autre excité!!".
Il se figea soudain.
"Je ne te parle pas d'un homme. Je m'en fous des hommes, de
tous ces malades de l'égo, peu importe lequel.
Je te parle d'un programme. Je te parle des idées. Les idées.
Il n'y a qu'elles qui changent le monde."
Sa voix devint sourde comme une menace.
"Je te parle salaire minimum, buen-vivir, je te parle échelle
de 1 à 20 des revenus, je te parle Hénin Beaumont,
écosocialisme, évasion fiscale, taxation des transactions
financières, je te parle de la Gauche, petit con."
Il se rassit et se tut, les yeux ternes.
Je m'étranglais.
"Oui mais bon y'a un moment, il faut être réaliste putain,
ils ne seront jamais au pouvoir alors ouais j'assume, j'ai voté
utile..."
Au moment où je le lâchais, je saisissais la profondeur de ma
connerie.
Hubert ramena sa canne sous son menton, et me sourit
calmement avec un air de défi.
"Le problème avec les branleurs de votre génération, c'est
que vous auriez rêvé connaître 68, mais que vous n'avez même pas
les couilles d'en rêver un autre."
Piqué au vif, je me levais, tournais les talons, et marchais
d'un pas décidé vers la bagnole.
"Si tu abandonnes tes idées devant l'isoloir, ne t'étonne pas
de ne pas les retrouver en sortant, couillon!!"
Je démarrais et manœuvrais. Dans mon rétro, Hubert s'était
dressé, sa canne brandie des deux mains, il tonnait d'une voix
forte:
"Aveugles, sourds et coupables, et ils se plaignent, et ils
gémissent! Qui donnera la secousse? Quels coeurs battent assez
forts pour le chambardement?!!
L'épouvantail ne reviendra jamais sous la lumière,
trouillards, idiots!! La pire menace, ç'est Vous!! C'est vous,
les assesseurs de notre damnation!! C'est VOUS!!!"
Tandis que j'enfilais les lacets, sa voix continuait de
tonner, j'avais mis l'autoradio à fond pour ne plus l'entendre.
Panthera mettait des coups de pied dans les tweeters, et je
serrais les dents, saisi d'une rage acérée.
Putain, fais chier!!
J'en ai plein le cul, d'être jeune...