Je
suis abstentionniste et tu viens m'insulter, toi l'électeur, toi le
votant, toi qui portes, scrutin après scrutin, des hommes et des femmes
au pouvoir et qui n'auront de cesse de te décevoir. Qui te trahisse tout
en te jurant que la prochaine fois ils feront mieux.
Tu viens
m'insulter, déverser sur moi ton aigreur suite à la défaite de ton camp,
comme un soldat tenant son fusil face à un peloton de déserteurs. Dans
ton esprit ardent de combativité, si tu as perdu ce n'est pas parce que
ton ennemi est meilleur, ce n'est pas parce que tes leader sont mauvais,
c'est simplement ma faute, à moi, qui ne veut pas me battre.
Je suis le coupable.
Tu
t'affirmes éclairé, instruit, intelligent. Tu méprises copieusement les
presque trois quart de la population française qui n'ont pas voté, ou
qui ont voté pour des partis ennemis à tes yeux. Tu les traite de
connards, d'ignorants, de cons, de débiles, de sombres merdes ignorant
tout de leur Histoire, n’entendant rien à la politique. Nous ne sommes
tous pour toi que des fainéants abrutis de publicité. Tu nous est
supérieur.
Alors que nous dis-tu ? Que nous enseignes-tu, toi, l'homme instruit ?
Tu
nous dit que la montée de l'abstention provoque une montée du Front
National. Tu affirmes même que c'est mathématique. Tu l'érige en loi
physique.
Observons cette loi physique.
2014, élection européenne, on nous annonce une abstention de 57% et un vote Front National de 25%.
2009,
élection européenne, l'abstention était de 59%, le vote Front National
était de 6,5%. Abstention plus forte, vote FN plus faible.
2004,
élection européenne, l'abstention était de 57%, le vote Front National
était de 10%. Le Parti Socialiste totalise à lui seul près de 30% des
voix (du jamais vu dans une élection européenne) et la gauche dans son
ensemble obtient 42% des votes. Un raz-de-marée de gauche pour une
abstention pourtant équivalente à celle de 2014.
Toi, le
mathématicien, l'analyste des chiffres, peux-tu oui ou non affirmer
qu'il y a corrélation entre le taux d'abstention, le vote d’extrême
droite, et le vote à gauche ? Peux-tu me regarder dans les yeux et
affirmer que les chiffres prouvent que l'abstention fait monter le FN et
baisser la gauche ? Que c'est mathématique ?
Tu n'es pas
seulement mathématicien, tu es aussi sociologue. Tu affirmes que si tout
le monde « bougeait son cul », que si tout le monde allait voter,
l'extrême droite serait balayé et la gauche triomphante pourrait enfin
révolutionner la France. Tu affirmes savoir que les sympathisants
d'extrême-droite vont tous voter alors que les abstentionnistes sont
tous des gauchistes trop fainéants pour se bouger.
Si on doit
faire de la sociologie de comptoir, essayons au moins d'utiliser un
outil statistique. Voici quelques chiffres tirés d'une analyse de
l'électorat français pour les européennes de 2014, réalisée par Ipsos.
Si tu as plus fiable, je suis preneur. En attendant...
50% des
personnes ayant voté Le Pen au premier tour des dernières élections
présidentielles se sont abstenus aux européennes. 50%. Un frontiste de
2012 sur deux n'est pas allé voter en 2014.
La même question pour les électeurs de Hollande et Sarkozy donne respectivement 58 et 48.
Si
l'on s'en tient aux sympathisants (c'est à dire ceux qui se déclarent
proches de tel ou tel parti mais n'ont pas été voté cette fois) on
obtient 53% d'abstentions pour les sympathisants du Front National, 50%
d'abstention pour les sympathisants de l'UMP, 58% d'abstention pour les
sympathisants du Parti Socialiste. Et avec seulement 43%
d’abstentionnistes parmi leurs sympathisants, le Front de Gauche est le
mouvement politique qui possède en apparence la plus faible réserve
électoral parmi les non-votants. Étonnant, non ?
Il y a donc entre
50 et 53% d'abstentions chez les partisans du Front National. Score
supérieur à celui de la droite, inférieur à celui de la gauche et très
largement supérieur à celui de l'extrême-gauche.
Tu es certain de
vouloir conduire tout les abstentionnistes aux urnes ? Tu peux affirmer
que si « tout le monde se bougeait le cul et allait voter » les choses
changerait ? Tu l'affirmes, d'accord, mais sur quelle base ?
Tu
n'es pas seulement mathématicien et sociologue, tu es également capable
de pénétrer mon cerveau pour en extraire les raisons de mon
abstention : en résumé, parce que je suis un gros connard de fainéant
lâche et hypocrite trop ignorant des choses de la Politique pour prendre
conscience que si je ne vais pas glisser un bout de papier dans une
boite, quand on me le demande, le monde va s'écrouler.
Puis-je te dire, moi le crétin, moi l'idiot, moi l'inepte détritus de l'Humanité, pourquoi je ne vote pas ?
Par conviction.
Je
vomis l'extrême-droite et ses petits pantins crapuleux carriéristes et
affairistes qui se prétendent proche du peuple et du pavé pour mieux
caresser les patrons dans le sens du poil.
Je vomis la droite et
ses costards-cravates aux sourires si aveuglant qu'on en oublierait
presque les chairs sanguinolentes des travailleurs suicidés qu'ils ont
encore coincé entre leurs dents.
Je vomis la gauche et ses crânes
chauves aux ventres mous, cette assemblée de traîtres qui confisque un
idéal pour mieux le brader aux banquiers comme une reconnaissance de
dette.
Je vomis l'extrême-gauche et ses révolutionnaires
légalistes, ses Che Guevara de plateaux télé, moralistes coupables
incapables de défiler sans accord de la Préfecture.
Je me vomis,
moi, moi et ma cagoule noire depuis trop longtemps au fond de mon
tiroir, moi et ce corps qui commence à oublier ce qu'est l'impact d'une
flashball, d'un coup de matraque, d'un bracelet de menottes.
Je
ne vaut pas mieux que toi, pas mieux que les autres, j'abandonne, je
baisse les bras, je constate avec amertume que tout nous échappe. Toi,
tu t'accroche au vote. Moi je m'accroche à cette idée lancée par Etienne
de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, cette idée qui dit « Ce
tyran, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est
défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude.
Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui
donner. »
Je ne donnerai pas ma voix parce que j'estime qu'elle est pour le pouvoir en place l'instrument de sa légitimité.
Parce
que j'estime que ce pouvoir est malfaisant. Et c'est précisément parce
que je le critique, précisément parce que je m'y oppose, que je ne
souhaite lui donner aucune légitimité en participant à son sacre.
J'estime
à l'heure actuel que l'ensemble de la classe politique, sans aucune
exception, n'a pour fonction que de servir les intérêts des pillards et
de trahir les idéaux de leurs victimes.
J'estime que ceux qui leur
donne leur voix en sont les complices, les serfs, les esclaves et
qu'ils se complaisent dans une servitude volontaire. Et qu'ils me
haïssent parce que je ne porte pas avec eux le fusil et l'uniforme
fourni par ceux qui se soucient moins de nos vies que de leurs profits.
L'abstention est l'_expression_ même de mon opinion politique.
Tu
es en droit de juger que je me fais des illusions, que mon opinion
politique n'en est pas une, que c'est être bien naïf que d'imaginer
qu'en ôtant toute légitimité à un pouvoir il finira par s'écrouler de
lui-même. Tu peux dire que c'est utopique. Tu aura sans doute raison.
Laisse
moi juste te dire que depuis des années tu vas voter aux heures où on
te demande de le faire, pour les personnes que l'on te propose, en
suivant la procédure mise en place par le pouvoir en place.
A chaque rendez-vous électoral tu espères que ça change.
A chaque rendez-vous électoral, tu te dis que cette fois-ci ce sera la bonne ou qu'au moins on aura évité le moins pire.
Tu colmates sans cesse les brèches d'un bateau qui coule en espérant qu'à force il se passera quelque chose de nouveau.
Et
années après années, élections après élections, tes espoirs sont sans
cesse déçus par ceux-là même en qui tu avais placé ton espoir.
On te désigne des coupables, tu les insulte, tu oublies les élections précédentes, et tu recommences.
Encore et encore.
Qui est utopiste ? "
Bonne lutte !!
Elodie