"Rha bha les r'voila ceux-là tiens!" postille mon voisin de droite avant de farfouiller dans les cacahuètes avec sa grosse pogne.

"Les intermittents, les intermiteux ouais!!!" 

C'est Didi qui a foncé dans la brèche, s'honorant instantanément de l'éclat des hoquets hilares de ses frères de comptoir.

Il jubile, les yeux enfoncés sous leurs plis, surpris lui-même de son inspiration inattendue, tandis que la horde de vieux mâles burinés par l'alcool consacre l'exploit aux frontières de l'apoplexie.

Le lâché de vannes cyniques en s'arrosant généreusement devant la télé du troquet en compagnie de ces golems fait partie de mes passe-temps favoris. Habituellement. Mais sentant le vent tourner, je tourne les talons et file en terrasse avec mon demi, une clope à la bouche pour justifier la fuite.

Je sens qu'ils vont me faire chier. Faut pas sous-estimer l'instinct en zone urbaine.

Les grévistes vont me faire chier aussi...

Comme si on avait pas assez dérouillé en 2003.

Pas pour rien que je suis là, à attendre un certain Hervé, pour une reprise de rôle dans une compagnie. Je suis disponible maintenant, un couteau suisse de la rue... 

A l'époque, celle que j'avais monté a implosé.

Je revois toutes ces foutues images. La violence entre comédiens, dans les interruptions de spectacles à Aurillac par les compagnies qui ne jouaient pas...

Le public prit en otage, dégoûté par la répétition d'un discours nauséo-pédagogique, alors qu'il était totalement de notre bord. 

Ces spectacles de qualité artistique zéro, mal joués par des branquignoles, qui finissaient en apologie de l'intermittence, retournant immédiatement leurs arguments contre eux.

J'écrase mon mégot rageusement.

Putain ça ne va pas recommencer? Pas cette année, merde, c'est trop chaud pour moi, déjà qu'avec leur foutue carence, alors que je peine à faire mes heures...

Ca sent la bagarre. 

Ils vont pas me faire chier ces cégétistes, avec leur internationale d'un autre âge. 

C'est toujours ceux qui ont le moins à perdre qui donnent des leçons de morale de toute façon. 

Moi je vais jouer.

Je les vois déjà arriver avec leurs grandes idées et leurs petites sandales, les jeunes... ça fait 20 ans que je suis dans le métier, je vais leur dire quoi aux programmateurs, merde, c'est des potes maintenant!

Salut Gérard, trop sympa de m'embaucher cette année, moi perso je vais chier sur ton événement que tu te casse le cul à construire bénévolement depuis des années, parce que, enfin attend, je vais t'expliquer l'intermittence...

Je peux pas leur faire ça, c'est des collègues, ils sont avec nous, putain ils nous font vivre.

Franchement, j'ai rien contre le fait de se battre contre le système, mais comment? En se tirant une balle dans le pied? Qu'est-ce qu'on peut faire?

Adhérer à un syndicat? Ils simulent la discussion avec le patronnat pour garder les fesses au chaud.

Adhérer à la fédé? Elle s'occupe de trucs passionnant, comme la mnacscotte, les gncnar gncark, les conventions collectives du syndéac de la spedidam du synavi de la cdd... aucun pouvoir.

Annuler nos dates? Super idée, comme ça on sera mort, alors on aura plus de problèmes, et eux non plus!

Franchement, le seul truc qu'on retienne de 2003, c'est Avignon. Alors moi, annuler avignon, ok. Bloquer la maison de la télé, ok. Annuler Cannes, ok.

Mais tu touches pas à mes dates dans les ptis bleds.

Tu touches pas Chalon.

Tu touches pas Aurillac.

"Salut, c'est toi, Dan? Julie, de la Cie des Autres!"

Le sourire enjôleur de cette apparition me fait retomber dans mon corps si subitement que j'ai l'impression de retomber le cul sur ma chaise.

Ses yeux bon sang, ses yeux, ses cheveux, son sourire!!

"Ouais c'est moi, mademoiselle est physionomiste!"

Instantanément, je me lève et je donne le change, passant une main dans mes cheveux que je préfère en bataille.

Un vieux chat comme moi a appris à réagir avec rapidité dans des cas d'urgence comme celui-ci, et j'accompagne mon demi-sourire le plus enjôleur d'une invitation élégante à s'assoir en dégageant une chaise.

Hervé n'a pas pu venir. Julie m'explique le fonctionnement de la compagnie. Sa fraîcheur est un enchantement, j'ai l'impression qu'on masse mon coeur meurtri avec un baume à la menthe.

"Et puis bien sur, il faut aussi qu'on aborde les grèves, s'il y en a cet été..."

Imperturbable et positif, je lance :"Bien sur, soyons clair dès le début!"

"Avec la compagnie, il faut qu'on soit d'accord entre nous sur une ligne de conduite et qu'on s'y engage, qu'on s'y tienne, ca évitera les prises de têtes internes. On pense tous que la profession doit se serrer les coudes, et que les programmateurs doivent être solidaires avec nous, et comprendre l'état d'urgence, de survie dans lequel on est. On pense qu'aucune action ne sera décisive si elle n'est pas collective, massive, suivie par tous. On pense donc que si une grève générale a lieu, on la suivra. Et on fera des actions pédagogiques envers le public, on ira annuler les gros festivals, il faut que les gens le sentent passer, pas seulement à Paris, mais dans tous les médias régionaux. On est prêts à se battre, à tout annuler, et tant pis si on rame l'année prochaine par manque d'heures. Parce que si on loupe cette occasion d'abroger le texte, c'est pendant dix ans qu'on va ramer."

Elle plante ses yeux clairs dans les miens

"Cela fait partie du contrat en quelque sorte entre nous. Qu'en penses-tu?"

Je ménage un petit silence, les yeux au loin. Le temps d'une petite introspection je réalise que je n'ai vraiment rien d'un militant. Je suis juste éperdument normal, craintif, isolé, blessé, précaire.

Sensible à la beauté.

Aux belles personnes, aux belles idées.

A mon tour, je la darde d'un regard engagé.

"J'en pense Julie, que quoiqu'il advienne, je suis prêt à vivre, avec toi, toutes les aventures de cet été..."