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[rue] cher rodrigo


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  • Subject: [rue] cher rodrigo
  • Date: Fri, 13 Jun 2014 11:09:14 +0200

Lette de Arnaud Stephan

Cher Rodrigo,

(on se tutoie ? Je t'ai croisé plusieurs fois au TNB à Rennes du temps de ta flamboyance. C'était l'époque des douches de Coca de Jardineria Humana et j'y étais à l'école sous la direction de Stanislas Nordey, donc ça te n'étonnera pas si je prends la liberté de te répondre. On ne se connaît pas, mais on va dire que ça suffit, puisque dans ta lettre tu m'appelles ton « ami ») oui, tu vas certainement te prendre quelques claques, mais certainement plutôt de ce côté-ci que de l'autre. Côté partenaires sociaux, on doit plutôt se frotter les mains, qu'un grand artiste comme toi ose enfin dire que cette lutte est tellement égoïste, en ce moment où justement il faut penser aux autres et faire des économies. Ben oui : c'est la crise... alors ces intermittents égoïstes qui luttent pour leurs privilèges... 
Car écrire (sur un coup de tête?) que tu pose l'acte d'annuler ton spectacle (dans ton théâtre, c'est-à-dire bien sûr sans avoir à rendre de compte à la direction du théâtre où tu devais jouer, puisque la direction... eh bien c'est toi !) ne sert en rien la crédibilité de la lutte à laquelle tu dis apporter ton soutien. De même que l'engagement de papier des patrons de lieux de spectacle ou de festivals – lorsqu'il vise en fait à les maintenir en ordre de marche, tout en redorant son blason à peu de frais – dessert notre combat. La totalité des programmations de salles de spectacle et des manifestations culturelles (au moins du secteur public) devraient être gelées devant l'ampleur des dégâts et de la menace supplémentaire de cet agrément. 
Mais c'est une habitude, je crois, dans nos métiers, de laisser tout le poids des réformes reposer sur le dernier maillon de la chaîne: les petites compagnies, les un peu plus grosses et surtout sur les artistes et techniciens qui risquent de tout perdre en se mettant en grève, de se mettre à dos et le public (dont tu semble tellement te préoccuper qu'on pourrait croire que ton courrier s'adresse en fait à lui, comme une lettre d'excuse ou de remords) et les programmateurs ou les metteurs en scène qui risquent de ne plus en vouloir la prochaine fois.

Vois-tu, lutter pour les droits des intermittents et précaires s'inscrit dans une vision plus générale que celle que tu sembles défendre. Certains intermittents comme moi, sont engagés et ont une conscience politique figure-toi ! Il a raison Nicolas (lui je le connais par contre et j'adore son intervention aux Molières!) de dire que sans être encarté il faut réagir concrètement. Pour paraphraser Pasolini : être artiste c'est « jeter son corps dans la lutte ». C'est surprenant de la part de quelqu'un comme toi, qui – arrivant d'Argentine en passant par l'Espagne – écrit depuis des années contre les désastres de la mondialisation et du Capitalisme néo-libéral. Tu cites l'Espagne ? Notre lutte compte évidemment aussi hors de nos frontières. Voir ce qui se passe en Grèce ne peut que nous porter, dans le marasme actuel. 
Nous recevons et hébergeons énormément d'artistes étrangers dans les théâtres français, cela participe aussi de notre richesse culturelle, d'ailleurs. Ayant eu l'occasion de travailler avec des metteurs en scènes étrangers : Russes (Anton Kousnetzov à l'école du TNB, paix à son âme !) ou italiens comme Romeo Castellucci, je sais de quoi je parle... Quand on discute avec les artistes étrangers qui ont l'occasion de venir jouer et travailler en France (même les allemands), il semble au contraire important pour eux que nous continuions à défendre nos droits sociaux. J'ai la chance de participer régulièrement à des workshops à La Biennale di Venezia avec d'autres jeunes artistes européens et je peux te dire, cher Rodrigo, que ces artistes émergents (ceux qui ne sont pas encore installés – comme toi – à la tête d'un théâtre et n'ont pas la notoriété de ceux qui co-signent des courriers au Premier Ministre) tiennent à nos droits peut-être plus encore que nous, car ils espèrent que nous ne lâcherons rien ! Car ils espèrent que notre fameuse « exception culturelle » dont nous nous targuons tant, qui est tellement malmenée depuis des années et notamment par ce gouvernement dit « de Gauche » tiendra bon face aux assauts répétés du MEDEF et de la sociale-démocratie mollassonne. 
Maintenir un régime permettant aux artistes français et à ceux qui – ils sont les bienvenus – viennent jouer leurs spectacles ici (et peuvent entre autres le faire grâce à l'existence de l'intermittence du spectacle), c'est maintenir l'espoir qu'un tel régime minimum existe un jour dans le reste de l'Europe et permette à ces artistes émergents de créer leurs propres spectacles dans des conditions décentes, sans avoir à travailler obligatoirement dans des friches ou des théâtres occupés, sans avoir à gagner sa pitance grâce à un ou deux autres boulots à côté, sans avoir à exécuter n'importe quelle tâche ingrate qui fait qu'on se « sent comme une merde » en se regardant dans le miroir après. Nous sommes le seul pays européen à posséder un tel régime (en Belgique, c'est assez différent) permettant aux artistes et techniciens du spectacle de maintenir un niveau de vie décent et une liberté de choix dans la création. Bien sûr, il est imparfait et très critiquable, surtout depuis la réforme de 2003 – comme quoi, même l'annulation d'Avignon reste insuffisante – mais il nous permet de conserver le minimum de tranquillité d'esprit pour choisir une partie de nos projets et tout simplement pour vivre.

« Moi, au nom du CDN... Moi, au nom du CDN... Moi, ce matin... Moi, cet après-midi... » On croirait entendre la ritournelle du « Moi, Président de la République... », mais maintenant, on sait que ça annonce le malaise. Sauf que toi, là, tu ne fais pas de promesses, tu reviens sur des choses que tu as faites et que tu semble regretter. Pourquoi ? Tu as ouvert la grande salle du CDN aux AG des intermittents ? Très bien, ils l'auraient peut-être investie de toutes façons mais bon, passons... Tu as écrit un courrier à Valls en soutien aux intermittents ? Très bien, tu es écrivain et on constate que tu sais écrire... Tu as fait grève à la DRAC et vous n'avez pas tenu votre réunion pour les subventions des compagnies régionales ? Dommage pour elles, mais très bien, vous avez encore rédigé une lettre de soutien aux intermittents. Que de lettres ! Que de soutiens ! Rebsamen lui-même nous soutenait sur papier il n'y a pas si longtemps... Et enfin : tu as décidé (tout seul ? Pas de grève des intermittents de ton équipe ? Qu'en pensent-ils?) d'annuler les représentations de ton spectacle Golgota Picnic. Très bien. Mais là, il y a un hic... On dirait que tu n'assumes pas. 
Et comme pour te dédouaner de cette décision unilatérale, tu nous met sur le dos un prétendu mépris des travailleurs étrangers, une méconnaissance des conditions de travail difficiles dans leur pays en crise, où il n'y a pas de travail. « Tout le monde se fout de savoir que d’autres pâtissent économiquement de tout ça. » dis-tu ? Mais au contraire ! Au grand contraire, c'est justement pour ça qu'on se bat. Pour eux et pour nous, pour les nôtres aussi, tous ces intermittents qui sont tellement dans la merde déjà aujourd'hui qu'ils n'osent pas – ou n'essaient même pas de penser à – faire grève, car ça les tuerait économiquement et socialement. Mais aussi pour ceux qui s'en foutent vraiment et ne pensent qu'à leur gueule. Également, cela va sans dire, pour les directeurs de CDN ou de Scènes Nationales qui croulent sous les demandes de rendez-vous et doivent subir des baisses de budgets, mais qui ne prendront pas le risque d'annuler un spectacle et préparent leurs présentations de saison 2014-2015, pour tous ces lieux de culture qui ne pourraient pas exister sans le soutien de l'intermittence. Eux aussi, comme toi, s'engagent à leur manière et nous devons être solidaires ! Comme le prophétisait Gabily dans sa tribune de Libé intitulée Cadavres, si on veut : il est venu le temps de la « solidarité malgré tout ».

Et puis, voici un scoop : la crise n'existe pas qu'en Espagne. Ici aussi, des intermittents comme moi ne trouvent pas de travail, pas assez pour ces putain de 507h... Je vais te confier quelque chose : pour la 1ère fois en 13 ans, j'ai perdu mon « statut » l'année dernière. Et ça a été déjà une vraie gageure de le récupérer et de redresser les comptes après trois mois à essayer de vivre avec seulement le montant des cachets. Pourtant j'ai bossé ! Mais nos salaires ont baissé de 25% en moyenne depuis une dizaine d'années que j'ai commencé à travailler et nous étions déjà à un volume de 507h avant de passer aux 39h, puis ensuite ils sont passés à 35h mais nous, toujours aux 507h à effectuer sur 12 mois, puis en 2003 on est passé au même volume horaire à réaliser en 10mois1/2 (eh oui, je suis artiste et ma femme aussi). Et maintenant on voudrait nous coller un différé d'indemnisation pouvant aller jusqu'à 39 jours ? J'ai essayé sans le soutien des indemnités pendant 3 mois et je te jure que ça n'est pas possible ! Pourtant je n'ai pas travaillé pour des boîtes ou des Cies qui payent mal. Alors comment allons-nous faire ? Sans compter la difficulté supplémentaire des droits rechargeables...
Tu nous suggère peut-être de ne laisser jouer que les artistes étrangers comme Crosetti à Avignon, parce que pour eux ce serait plus difficile ? Mais bordel, Rodrigo, regarde autour de toi, hors du CDN, dans les compagnies régionales pour lesquelles tu as refusé de siéger à la DRAC pour écrire un courrier de soutien aux intermittents, chez les camarades qui sont actuellement en grève au Printemps des comédiens et qui risquent des mois de galère pour défendre les droits des précaires français et étranger, intermittents ou non. Non, ce n'est pas une lutte corporatiste ou « égoïste » comme on veut le faire croire à l'opinion publique, non, ils ne « foutent pas en l'air un festival », ils se battent pour leurs droits et – est-il besoin de la rappeler – le premier à souffrir de l'annulation d'un spectacle, ce sont bien les artistes et les équipes qui ont sué sang et eau dans des conditions parfois difficiles pour lui permettre de voir le jour, et qui bien souvent, n'ont pas comme toi le loisir de le reprogrammer plus tard, ni de le tourner beaucoup.

Bref, ta lettre méritait bien une réponse car elle permet d'éclaircir certaines choses, je n'ai pas fait le tour de la question mais je m'étais donné jusqu'à trois heures du matin comme toi et c'est bientôt l'heure ! Demain j'emmène ma petite fille se faire opérer et l'autre à la maternelle plus tôt le matin, j'espère pouvoir continuer à les élever sans qu'elles soient trop dans le besoin, sans entendre – à 35 ans – mes parents me dire qu'ils vont m'aider à financer mon permis de conduire ou me payer ma carte fréquence, pour que je coûte moins cher à mes employeurs (ou que je puisse envisager de faire deux heures de train pour une figu quand j'ai besoin d'heures).
Je veux pouvoir continuer à me sentir libre de décliner une proposition de mascotte-paquet de chips au Stade Rennais ou de Père Noël chez Leclerc, au profit d'une création fragile d'un texte de jeune auteur vivant, et pouvoir trouver un peu de temps dans tout ça pour vivre. Pour ça, il va falloir continuer à lutter malgré des lettres comme la tienne, et je vais le faire en pensant bien fort aux copains étrangers, en me disant que je me bats aussi pour eux, pour que la France puisse continuer à les accueillir dans de bonnes conditions grâce à la solidarité interprofessionnelle à laquelle on ne coûte pas si cher que ça, on le sait maintenant !
Voilà, j'espère que tu liras ce courrier, tu en recevras sûrement d'autres... Mais, sans présumer de ton état d'esprit, si tu devais te sentir « comme une merde », ce serait peut-être après avoir écrit ce mail, non ?

Arnaud Stephan

PS : Personnellement, je ne me sens pas trop « comme une merde », parce que (moi aussi) j'aime mon travail. Mais je suis dans la merde, je présume que c'est un sentiment différent. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les difficultés que rencontrent de jeunes créateurs émergents, en France aujourd'hui. J'ai déjà eu l'occasion de porter cette parole et de me battre pour ça, mais ce sera pour un prochain courrier.

 



  • [rue] cher rodrigo, Barbara Boichot, 13/06/2014

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