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[rue] Le comédien


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  • From: Chtou < >
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  • Subject: [rue] Le comédien
  • Date: Fri, 18 Jul 2014 11:59:08 +0200

Est-il possible de s'aimer sans s'attirer les reproches?

D'expérience, j'ai vu comme la cohorte revancharde des malheureux vous lapide
en sermons d'égoïsme.
Votre lumineux bonheur les blesse, perçant leur obscurité, mais je leur
pardonne, condamnez moi, je suis heureux.
Je suis comédien, et c'est l'été de mes quarante ans.
Je suis heureux!

Cet été est le plus beau de ma vie.
Avoir quarante ans, c'est enfin avoir l'assise pour tous les rôles, avec
assez de finesse, de vécu et d'énergie pour chevaucher les émotions à bride
abattue.
La scène est mon amante, et je vis une merveilleuse aventure, fraîche, et
prometteuse.
Seules les grèves, parfois, nous séparent...
Mais je suis si comblé, que même les luttes me semblent un jeu.

Nous nous sommes tous réunis sous le chapiteau, j'embrasse du regard
l'assemblée de mes pairs, inquiets, tandis que l'AG débute. Comment leur dire
que je suis si heureux que ma poitrine semble exploser?

Serge Calvier, figure d'engagements et pièce maîtresse de notre fédération
des arts de la rue, se lance en préambule dans un historique détaillé de
l'intermittence et des combats menés.
Cet homme m'enchante!
Cette longue queue de cheval, cette fidèle chemise rouge, cette allure de
contrôleur sncf sympa, quel parfaite image du syndicalisme!
Son discours est une ode à l'engagement, précise, documentée, pertinente, et
immédiatement parfaitement ennuyeuse.
Je me délecte de ce plongeon en basse tension, guettant avec jubilation
l'occasion de faire mon entrée en scène.
Quel excitant théâtre, ce chapiteau, quelle opportunité, ce public averti!
Je me concentre, aux anges, sans rien préparer, car je sais que
l'improvisation sera ma meilleure alliée...

C'est une jeune femme qui prend la parole en premier, vindicative, rebelle,
convaincue.
Elle est belle, dans sa fougue, elle vous mènerait droit sur les barricades,
admonestant le gouvernement, exhortant la foule à la révolte, appelant au
vote et à notre prise de conscience du danger à court terme. Une roulée en
attente au bout de ses doigts tremblants témoigne de sa passion quand elle
conclue son intervention, claire et directe, emportant l'adhésion.
Un premier acte qui vous plonge au coeur du drâme. Magistrale réalité.

Bien sur, les compagnies qui jouent en off tentent d'inverser le mouvement,
les pauvres, elles jouent leur avenir ici.
Mais ce jeune homme à la barbe incertaine ne peut faire le poids. Il est trop
jeune, trop mal à l'aise.
Il essaye de prendre le public par la pitié, grave erreur...
Sa proposition de prise de parole en fin de spectacle est aussi anodine que
contre-productive.
Après un spectacle mauvais, gagnerons nous à ce qu'il se présente en
intermittent type, devant une foule peu conquise?
Bien sur, son spectacle est peut être bon...
Mais comment le croire, s'il parle si mal?

J'ouvre mes sens au maximum. Mon temps approche.
Je sens que la foule ne veut pas faire grève. Des compagnies maugréent, la
mine basse, démunies devant leur incapacité à surmonter la peur de prendre la
parole.
Des techniciens s'en foutent, sur le côté de la scène. Cet hiver, ils seront
en centre culturel.
Tant qu'à faire ils préfèrent bosser.
L'affaire s'enlise, le vote approche, fatidique.
Je me lance.

Avoir quarante ans.
Je prends la foule à partie, teintant ma révolte de sincérité, avant de
rallier le public par une bonne pique d'humour.
A la couleur des rires, je sens que je les ai.
Je porte une touche de beaux sentiments, de noblesse d'âme, ajoutant une
passe de panache à mon intervention.
Il faut être beau, pour eux, pour nous tous, ne serait-ce que pour donner
l'exemple.
Les yeux sont tous braqués sur moi, je suis heureux.
Pardonnez moi.
Je donne tout ce que j'ai dans une conclusion positive, une idée subite,
fédératrice, qui sauve les représentations en donnant à chacun la
satisfaction d'une lutte collective. Sortie de scène.
Je suis le premier qu'on applaudi.

Vingt minutes plus tard nous nous dispersons.
Le collectif s'est rallié à ma proposition.
Un verre de blanc frais à la main, je regarde chacun rejoindre son lieu de
jeu.
Ais-je des scrupules? En vérité, assez peu.
J'ai fait ce que je suis.
Bien sur, je gagnerai à être moins cabot, à être plus engagé, plus convaincu
par toutes ces histoires d'annexes et de délai de carence.
Mais eux valent ils plus que moi?
Ils gagneraient tant à être plus séduisants.

Mon amour m'attend, accueillant demi-cercle, pour une danse entrelacés.
Nous allons nous aimer, puis je lui chuchoterais quelques mots sur l'oreiller.
Je sais que si elle m'aime, mes paroles la toucheront bien plus que si je lui
pose un lapin.
Et je sais que quand je l'aurais fait danser dans mes bras, elle m'aimera
d'amour pur.

Pardonnez moi.
La vie est belle, la cité un théâtre, et l'amour ma raison d'être.

















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