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[rue] complexe


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  • From: Gildas Puget < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] complexe
  • Date: Mon, 1 Dec 2014 02:24:42 +0100

Nos pas crissaient sur les graviers blancs, et nous passions sous un porche
large qui menait aux jardins, quand d’instinct, nous nous étions mis à
murmurer.
L’entrée de la DRAC, en plein coeur de la ville, dressait face à un petit
parc soigné ses moulures et ses boiseries anciennes.
Nous avions pris le temps d’un café et d’une clope en terrasse, malgré le
froid, pour ordonner nos interventions et nous serrer les coudes.
Mais à présent, notre assurance se dégonflait à mesure que nous montions les
marches de pierre.

Nous nous réfugiâmes chez la secrétaire pour nous signaler.
Une secrétaire, c’est rassurant, c’est de notre bord, elle n’est que
secrétaire.
Secrétaire classe, secrétaire de drac, mais bon, secrétaire.
Nous lui fîmes de grands sourire et fûmes très courtois, pour lui signifier
notre solidarité.

Elle nous guida sans trahir la moindre complicité jusqu’à un renfoncement de
couloir, où deux fauteuils blancs design faisaient face à un étal de
prospectus culturels.

Mal assis dans ces fauteuils qui somme toute restaient en plastique, nous
parcourûmes les feuillets de papier glacé.
Des centres culturels, des théâtres, des photos incongrues de dizaines de
compagnies que nous ne connaissions pas.
Dans ces lieux où nous ne mettions jamais les pieds.
Nous chassâmes notre gêne en parlant bas mais à bâton rompu, tandis que le
retard du Drac s’allongeait.

Enfin, il monta lourdement le vénérable escalier en colimaçon, le visage las,
et s’excusa de son retard.
Nous nous confondîmes pour le rassurer, ce n’était vraiment pas grave du tout.
Traversant les couloirs parqués, il nous mena jusqu’à son immense bureau
couvert de dossiers, s’installa nonchalamment dans son fauteuil et leva un
sourcil, nous invitant à commencer.

J’essayais de présenter la compagnie comme prévu, mais il me coupa aussitôt.
Il connaissait notre travail, et avait vu tous nos spectacles.
Je fus un instant surpris puis rassuré, avant d’apprendre qu’il les avait vu
en région, et dans des lieux peu mirobolants.
J’aurais préféré Aurillac ou Châlon.

Amélie joua son rôle de productrice à la perfection, posant les cadres
financiers, et je me félicitais de l’avoir à mes côtés.
Seul, j’aurais eu l’air tout à fait décalé.
Ce petit bonhomme taciturne me troublait, il me filait les pétoches.
J’avais l’impression d’être un mauvais élève, un mauvais artiste.
Un artiste de rue.

Vint le moment où je lui présentais notre nouvelle création.
Il parcourut le dossier et regarda le chapitre des préachats .

« Non. Non non non non. »
Il secouait la tête l’air fâché, et je sentis ma gorge se nouer.
« Les dates, là, que vous mettez en avant, bon, soyons franc, c’est
Trifouilly les oies! Non? »
« Ben… disons qu’on est une compagnie de rue, hmm, populaire et exigeante,
mais c’est vrai qu’on joue aussi beaucoup dans des festivals de taille
moyenne, des petites villes… »
« Oui, mais bon, moi je suis à quel échelon? Je suis à l’échelon national,
d’accord? Alors moi ce que je veux, ce sont des cnars, ce sont de gros
festivals phares, avec des réputations nationales! Mon comité, là, vous
croyez qu’il les connaît, ces petits festivals? Alors non, vous me refaites
ça, et vous me donnez les meilleurs restaurants, là, d’accord? »
« Haaaa oui, d’accord, effectivement on peut réorienter le dossier plus vers…
»
« Et bon, c’est bien joli votre histoire, mais votre nouvelle création, là,
c’est on prend les mêmes et on recommence? » asséna-t-il doucement.
Je restais interdit.
« Votre direction artistique, c’est on reprend les copains, parce qu’on a
créé la compagnie entre copains, et on fait un autre spectacle. Mais est-ce
que vous vous êtes posé la question de la qualité artistique de chacun? »
Je commençais à sentir une gelée empâter toute ma verve, et balbutiais
lamentablement des explications.
Intérieurement, je savais que nous avions toujours fait passer l’amitié avant
l’artistique...
« Bon, donc vous me mettez les dates, les meilleures, et seulement les in,
hein d’accord? »
« Haa oui oui bien sur! »
Mince. J’aurais dû lui dire qu’on ne jouait qu’en in, bon sang!
« Et c’est encore vous qui l’écrivez le texte? Parce que bon, les textes, il
y a des gens qui sont bons, pour les écrire, vous savez. Vous êtes bon, vous,
vous pensez? Vous pensez que vous êtes la personne idéale pour écrire un bon
texte? Parce que bon, le dernier spectacle, je l’ai vu, et le texte c’est pas
terrible. Franchement»
Sa moue était amicale, mais cela me sapait littéralement tout courage.
Je protestais, vexé : « ha oui mais bon tout le monde ne pense pas comme
vous, parce que ça tourne, hein…
« Oui, mais Patrick Sébastien, ça tourne aussi? »
Je bredouillais une réponse.
« En fait, est-ce que vous estimez vous renouveler, un peu, vous? Parce que
les arts de la rue, c’est souvent cela, ça tourne, bon ben ça tourne, alors
on est content! Mais vous vous en contentez? »
Amélie, livide, clignait des yeux pour me signaler qu’elle ne pouvait rien
pour moi.
Saisi par un baroud d’honneur, j’expliquais à quel point notre nouveau
spectacle était un challenge pour la compagnie, sentant parallèlement mon
coeur s’effondrer sur lui-même.
Au fond, j’éludais la vérité. Nous avions eu envie de faire un nouveau
spectacle... bien.
Je désespérais.
Finalement, très affable, il nous résuma ses conseils, nous remercia d’être
venu nous présenter, car après tout il y avait trop peu de compagnies d’arts
de la rue à le faire, et nous le quittâmes poliment avec moult mercis et
sourires.

C’est à la sortie du porche que nous nous sommes enfin regardés dans les yeux.
Vache.
Sans dire un mot, nous avons soufflé, et nous sommes sortis rapidement.

Nous nous sommes affalés en terrasse, au même café.
Nous avons maugréé à propos de ce foutu drac.
Tant pis, on la fera quand même la création, tiens, on a jamais eu besoin
d’eux pour tourner!

Mais au fond de moi, j’ai peur qu’il ait eu raison.
Nous sommes des artistes de seconde zone.





  • [rue] complexe, Gildas Puget, 01/12/2014

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