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[rue] article du Monde,


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  • Date: Mon, 1 Jun 2015 01:28:42 +0200


 


Et si la crise était l’occasion pour le spectacle vivant de se réinventer ?
Par Laurent Carpentier
Le 31 mai 2015 à 20h18

Des vaches maigres faire chou gras ? Troupes, collectifs, compagnies, fabriques… puisent aussi bien dans les plus vieux modèles que dans les plus innovants.

Dans la montagne au-dessus de Nice, sur les pentes ensoleillées de la vallée où gronde la Roya, on peut entendre certains soirs un chant s’élever d’une salle polyvalente, ou, poussant la porte d’une église désacralisée, assister à un spectacle de danse. « Quand on a découvert dans les textes officiels qu’on nous appelait “le public empêché”, parce qu’on n’avait pas d’infrastructures culturelles, on s’est dit : “Eh bien, désempêchons-nous !” », raconte Nathalie Masseglia, 40 ans, clown, intermittente du spectacle et enfant du pays. « Au lieu de se plaindre et de jouer les victimes, on a décidé de mutualiser nos efforts et notre argent. »

C’était en 2013. Ils ont créé une Association pour le maintien des alternatives en matière de culture et de création artistique (Amacca), qui applique à la culture le principe des Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), ces associations qui mettent en contact des consommateurs et un agriculteur par un système d’abonnement. « Une communauté constitue un pot commun avec des contributions (directes, mécénat, micromécénat), définit ses besoins et y trouve collectivement des réponses », explique doctement le Marseillais Olivier Lanoë, musicien de jazz et syndicaliste, qui a théorisé le principe et mis en ligne un kit de démarrage pour tout amateur. « La marchandisation pose des problèmes de cohésion sociale, on assiste à une fracture culturelle des publics. Comme les Amap agricoles, les Amacca représentent un changement de paradigme : la société civile qui s’organise dans le champ de l’économie sociale et solidaire. »

Initiative locale

Dans les quelques villages de la Roya, ce cul-de-sac majestueux qui bute sur la frontière italienne, on ne dit pas « le bouche-à-oreille », mais « le bruit qui court ». Le principe est le même : 130 adhérents à 10 euros par an, 25 micromécènes et des spectacles « au prix coûtant» pour traverser l’hiver. « On a un bénévolat de notre monde, les intermittents. On vous monte un théâtre en une journée et demie »,sourit Nathalie Masseglia. Aujourd’hui, le département leur donne généreusement 500 euros.

Chez les « empêchés », la crise économique est une donnée de base. Elle oblige à l’imagination, à l’initiative locale. Puisque l’Etat et les collectivités commencent à serrer les cordons de la bourse, cette expérience marginale donne à réfléchir : et si la crise était l’opportunité pour le spectacle vivant de se réinventer, d’explorer de nouvelles voies ? Déjà on voit ici et là les jeunes générations impatientes remettre en cause le système. Et si, impudemment, on criait : « Vive la crise » ?

Johanny Bert, 34 ans, a surpris tout le monde en annonçant qu’il quitterait à la fin de l’année la direction du Fracas, le centre dramatique national (CDN) de Montluçon, dans l’Allier. Ce n’est pas qu’il n’aime pas le job : « Diriger un lieu, je pourrais ne faire que ça, c’est passionnant. » Mais il ne s’y sentait pas à sa place. « Dans un CDN, il faut en permanence regarder loin devant. Cela épuise le moteur de création. J’ai envie d’avancer sur mes projets et, bien que le lieu soit aussi conçu pour, j’ai l’impression de ne pouvoir le faire. Aujourd’hui, je fais le choix du risque. C’est un peu l’inconnu là où je vais… »

On ne s’en cache pas au ministère : « Il y a aujourd’hui une génération de jeunes artistes qui ne s’imaginent pas à la tête d’un théâtre. »La chute des budgets alloués par l’Etat au secteur du spectacle vivant n’y est pas pour rien. « De dix points », dit-on du bout des lèvres. Et lorsque le budget baisse, c’est la « marge artistique » – les recettes fixes délestées du coût de fonctionnement –, celle qui correspond à la création de spectacles, qui trinque. A Chambéry, le maire UMP a décidé cet hiver de baisser de 20 % la dotation de la ville au théâtre, posant du même coup la question du maintien de son label « scène nationale ».

« La crise des financements est le reflet d’une crise idéologique. Un manque de culture politique sur ce que c’est que la culture », analyse Bérénice Hamidi-Kim, maître de conférences en études théâtrales à l’université Lyon-II. Elle qui, début avril, organisait un colloque international intitulé « Troupes, collectifs, compagnies, enjeux socio-esthétiques des modes d’organisation et de création dans le spectacle vivant », raconte : « Les années Lang ont été splendides par la démultiplication des justifications de financement. Il a pioché dans les idées de Malraux – financer la culture parce que c’est élever l’esprit – ; dans celles de 1968 – défense absolue de la figure du créateur et de l’avant-garde ; et chez Jacques Duhamel, ministre des affaires culturelles entre 1971 et 1973, pour qui économie et culture étaient un même combat. Hélas, l’arme se retourne. Elle entraîne une forme de fragilisation de ce monde. La crise rend nécessaire de se réinventer. »

« Se sentir moins seuls »

Pour Johanny Bert, exit le lieu. Retour à la compagnie créée il y a douze ans au Puy-en-Velay (Haute-Loire), sa ville natale, le Théâtre de Romette. La compagnie, qui associe acteurs et marionnettes, a vécu tout le parcours : dix ans sur les routes, troupe sans réseaux, paumée en Auvergne, puis compagnie subventionnée, puis conventionnée, jusqu’à ce CDN à Montluçon, où cinq des acteurs se sont implantés pour quatre ans. « Je n’ai jamais été dans une stratégie ascensionnelle, dit le metteur en scène. Je suis dans un cycle de projets qui viennent à chaque fois d’une nécessité. La nécessité aujourd’hui de retrouver ma légitimité. »

Samuel Vittoz n’est pas comme Johanny Bert, le fils d’un charcutier et d’une infirmière, mais un enfant de la balle, qui a fait le Conservatoire, avec un grand C, celui d’où sortent les élites théâtrales. Comme lui, néanmoins, il est allé défricher de nouvelles voies : « Hors des agglomérations, c’est le désert des Tartares. » A Villeréal, dans le Lot-et-Garonne, il y a sept ans, avec ses copains, il a aménagé en salle de répétitions et de spectacle une grange qui appartenait à ses parents et, dans la foulée, créé un mini-festival alternatif sur le thème : « Vous connaissez le in, vous connaissez le offvenez découvrir l’ailleurs. » Et ça marche. « On s’est longtemps demandé si c’était notre proposition ou bien le village qui était spécifique », rit-il. Il a eu la réponse en 2014, lorsqu’on est venu les chercher pour exporter leur modèle à Villerville, en Basse-Normandie.

L’idée moteur est simple, partout la même : « S’associer pour se sentir moins seuls face à la violence des institutions. » Après une discussion avec un entrepreneur de BTP local, Samuel Vittoz a eu une idée : une compagnie de compagnies. Un rêve qu’il caresse encore : « Vu que la pratique théâtrale n’est pas rentable, l’idée serait de créer autour de petites sociétés, de transport, de construction de décors, d’édition… qui, elles, peuvent être rentables, dessinant ainsi un cercle vertueux : le théâtre apporte du business et le business finance le théâtre », soupire cet ancien étudiant en philo.

Par temps de vaches maigres, l’imagination est toujours appelée à la rescousse. A 33 ans, Thomas Jolly est artiste associé au Théâtre national de Bretagne (TNB) à Rennes et au Théâtre national de Strasbourg (TNS) – artiste associé, sous-entendu à la vie de la maison, mais aussi à ses ressources. Sa compagnie, La Piccola Familia, est conventionnée par la région Haute-Normandie, la ville de Rouen et le conseil général de Seine-Maritime. En somme, il est bien loti pour un indépendant. De quoi le pousser à aller plus loin.

Il y a cinq ans, il a décidé de monter Henry VI de Shakespeare : « Un projet démesuré, pratiquement irréalisable. La pièce n’est jamais montrée dans son intégralité, raconte-t-il, fier de son forfait. 21 acteurs pour 400 personnages. Seize heures en deux parties. On a dû redoubler d’inventivité, que ce soit pour la création des costumes – on a beaucoup travaillé avec Emmaüs – ou des décors. Et on l’a fait avec des plannings de cinéma : mon budget ne me permettait que huit semaines pour la première partie de huit heures. Du coup, les acteurs venaient à des moments précis et repartaient lorsqu’on n’avait plus besoin d’eux. A chaque fois, je devais monter une scène sur laquelle je savais que je ne pourrais pas revenir plus tard. »

Tout ça a l’air de le mettre en joie, Thomas Jolly : « L’inconfort est créatif. Demain, toutes les subventions pourraient être coupées que nous ferions encore du théâtre. Comme l’eau d’une source, le théâtre trouve toujours son chemin. Si après trois mille ans, et malgré le cinéma, cet art archaïque est encore là, c’est qu’il y a une route. Il faut juste trouver un chemin doux. »

Les crises qui poussent à questionner les systèmes en place, à ne pas se contenter de ce qu’on a – puisqu’on ne l’a plus – ont toujours généré de nouvelles approches théâtrales. C’est Bertolt Brecht ou Firmin Gémier, l’inventeur en 1920 du Théâtre national populaire (TNP), dans l’entre-deux-guerres ; c’est le Living Theatre des New-Yorkais Judith Malina et Julian Beck, qui viendra en 1968 irradier de sa contre-culture une jeunesse française découvrant les théories de Bourdieu sur l’art comme mode de reproduction des élites.

« Une autre résistance »

Ce sont, dans la foulée, les nouvelles pratiques, collectives, d’un Peter Brook aux Bouffes du Nord, ou d’une Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes, telles qu’on les retrouve aujourd’hui dans cette jeune génération qui brandit la troupe en étendard. Les Possédés, Liv collectiv, Les Lucioles, L’Avantage du doute, Les Chiens de Navarre, In Vitro, Raoul collectif… Pour ne citer qu’eux parce qu’on les retrouve ainsi rassemblés du 4 au 7 juin au Théâtre de la Bastille à Paris, pour un grand raout de réflexion baptisé « Notre temps collectif ».

« Que notre génération refuse des lieux, ce n’est pas pour des raisons budgétaires. C’est une autre résistance. Quand tu prends un lieu, automatiquement tu deviens plus politique. Moi, je veux rester troupier », revendique Jean-Christophe Meurisse, le meneur de jeu des Chiens de Navarre. Le collectif comme remise en cause de la toute-puissance des metteurs en scène-dramaturges des années 1990. « J’ai toujours combattu le théâtre public, élitiste et chiant. Pour autant, je me méfie de l’équation : moins on a d’argent, plus on a d’idées. Ça en arrangerait bien certains… Tu ne fais pas du théâtre pour être riche, de toute façon. »

Pour Les Chiens de Navarre, la reconnaissance s’est faite marche à marche, roche à roche. « J’ai toujours un rapport un peu colérique à l’argent. On en a toujours manqué, on en manquera toujours. Les dix acteurs et moi, c’est onze parts de droits d’auteur. Idem pour les cachets. Tu ne peux pas être serveur dans un café douze heures par jour et comédien le soir, ce n’est pas vrai », dit celui pour qui l’intermittence reste une manne salvatrice que le monde entier nous envie.

Le collectif répond à plein de réalités différentes. Ici, c’est une société coopérative ouvrière de production (SCOP) ; là, une association loi 1901. Derrière, il y a le plus souvent le critère « un homme, une voix » et la recherche d’un mode de production dans lequel diminuer la dépendance à l’égard de la subvention. Ici, des tentatives de vie communautaire, là un simple partage des ressources.

Samuel Achache était au Conservatoire national supérieur avec Samuel Vittoz, l’homme de Villaréal ; et aussi avec Arthur Igual, qui comme lui a suivi Sylvain Creuzevault en Lozère, s’y installant dans un travail collectif ; et aussi avec Jeanne Candel, sa compagne, avec qui il a deux petites filles et avec qui il a créé le collectif La Vie brève.

« Le collectif ? C’est devenu un bac à la Fnac, se marre-t-il. Comme en musique, les labels indé qui appartiennent tous à des majors. Pour moi, une illusion. Qu’est-ce que c’est qu’un collectif ? C’est une compagnie. C’est être “en compagnie de” le temps d’un projet. Quand Jeanne fait Robert Plankett, elle réunit une bande de copains qui sortent du conservatoire. Ce sont des créations collectives, une manière de travailler au plateau, mais pas d’organiser la vie. Jeanne se coltine seule la production, l’administration. Tous sont payés à égalité. Cela ne fait pas de nous un collectif. Je préfère l’idée de groupe, ce n’est pas encore galvaudé comme terme. »

A Jeanne Candel, le ministère a fait des appels du pied pour qu’elle candidate à la direction d’un CDN. Une femme ! Et chef de bande, encore ! Mais ceux-là non plus n’en veulent pas qui plaident pour «l’impériosité et l’urgence »« Le côté démesure chez Crezevault comme chez Macaigne, c’est la question de la nécessité. Ma nécessité à moi, c’est le travail avec la musique », explique Samuel Achache, qui sera à Avignon cet été pour présenter La Fugue, une coproduction entre le Festival et la Comédie de Valence, dont La Vie brève est artiste associé.

« On est nombreux à ne pas avoir attendu ce qu’on appelle la crise pour se réorganiser », dit Christophe Floderer, directeur adjoint de la Comédie de Valence, centre dramatique national. Un lieu de taille modeste dans une ville de taille moyenne. Cinq millions d’euros de budget, dont trois de subventions, 31 permanents et 57 « équivalents temps plein » d’intermittents. A côté du directeur Richard Brunel, qui entame son deuxième mandat, huit troupes qui se partagent ces moyens de production : Les Hommes approximatifs, La Vie brève, Les Mains, les pieds et la tête aussi… Un collectif de collectifs.

« Ce que fait cette génération depuis dix ans est une des choses les plus intéressantes aujourd’hui internationalement, et ça, je ne suis pas sûr que les tutelles le comprennent toujours bien… Ils voudraient qu’on passe des conventions de trois ans avec les artistes associés. Ce n’est plus comme cela que nous faisons. C’est beaucoup plus organique. On finance les créations des uns par les succès des autres. L’échange et le partage sont féconds. Mais c’est très empirique, raconte Christophe Floderer, qui, avant de rejoindre Richard Brunel, œuvrait au Théâtre du Soleil. L’urgence, c’est de sortir des comportements anciens. Pour accroître la marge artistique, on a augmenté les recettes propres, changeant notre statut pour permettre de développer le mécénat. » Et d’ajouter : « Ce qu’on fait ici est très regardé par le ministère. »

Olivier Poubelle n’a pas son pareil pour mettre les pieds dans le plat. C’est pourtant lui qui, patron des Bouffes du Nord, insistait il y a quatre ans sur l’émergence des troupes comme manière de réinventer la scène. Aujourd’hui, il se marre : « A partir du moment où ils en font des colloques, le modèle est déjà périmé. » Le nouveau concept à suivre selon lui ? Les fabriques : « C’est l’étape d’après : des espaces de création de spectacles, pas de diffusion. La musique se finance par la billetterie. Au théâtre, elle peut éventuellement financer le plateau, pas les répétitions. Or il faut deux à trois mois pour créer une pièce. Et un plateau par décor. »

La France lorgne vers les Flamands qui bénéficient de subventions importantes par compagnie et mettent ces moyens en commun dans des structures à géométrie variable, comme la Toneelhuis, l’ancien théâtre municipal d’Anvers, devenue par la grâce de Guy Cassiers (nommé directeur en 2006), une fabrique de création partagée par sept artistes – de Sidi Larbi Cherkaoui ou Wayn Traub au début… à Ivo van Hove et Benjamin Verdonck aujourd’hui.

Au ministère, on réfléchit à un statut de compagnie qui soit mieux doté. Avec 400 000 euros au lieu des 20 000 à 40 000 euros alloués en moyenne. Certes, ce n’est censé concerner qu’une vingtaine de compagnies, néanmoins : où trouver l’argent ? C’est la crise, non ? « Ce n’est pas infaisableon vise l’horizon 2016, sourit une source discrète. Parce qu’on ne peut pas se satisfaire d’un système où les plus grandes aventures théâtrales ne sont pas soutenues comme elles devraient l’être. »



  • [rue] article du Monde,, Jacques LIVCHINE, 01/06/2015

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