S’il
existait quelque chose comme une jauge de la faute et de la vertu des
peuples, on pourrait dire que le corps social n’a jamais que « ce qu’il
mérite ».
Mais rien de tel n’existe sauf dans la vision moraliste du
monde qui passe tout au tamis du jugement et de la rétribution.
Nous
avons cependant le recours de dire autre chose : de dire que le corps
social fait, à chaque instant, la démonstration en actes de ce qu’il
peut — de son degré de puissance.
Ça n’est donc plus une question de
jugement, c’est une question de mesure.
Par ce qu’il accomplit et
par ce qu’il omet de faire, par ce qu’il tolère et par ce qu’il refuse,
le corps social donne l’exacte, la parfaite mesure de ce qu’il peut.
Dans ces conditions, il n’y a plus qu’à arpenter. Un peuple qui,
s’étant donné à un Sarkozy, se donne à un Hollande — sa réplique sous
tous les rapports, parfois même en pire —, que peut-il exactement ?
Un
peuple qui tolère une classe de porte-voix médiatiques répétant comme
des tourne-disques toutes les injonctions gouvernementales, quel est son
degré de puissance ?
Un peuple qui aurait dû, scandalisé par
l’obscénité de leur servilité d’Etat, conspuer
les chaînes d’information en continu,
qui devrait congédier sous les lazzis les intellectuels casqués, et
sous les épluchures les éditorialistes à jugulaire, qui devrait faire
honte à un premier ministre se revendiquant explicitement de l’
inintelligence
des choses, honte à ses représentants rejouant comme des automates ces
scènes historiques du parlementarisme français, les scènes de la
trahison des représentés, de l’assentiment démocratique au pire, un
peuple que l’amour de la liberté devrait soulever contre l’Etat policier
terrorisant certains de ses citoyens au nom de la sécurité des
citoyens,
un peuple qui devrait faire tout cela et qui ne le fait pas,
de quoi est-il capable au juste ?
A ce peuple en corps, il faut poser la
question que Spinoza pose à tout corps : qu’est-ce que peut un corps ?
Et la réponse s’ensuit au spectacle des choses faites par le corps.
Au fond de la dépossession, les citoyens protesteront qu’« ils n’y
peuvent rien ».
Ils n’ont pas « fait » les institutions de la
Ve République qui déterminent largement d’avoir à choisir entre le
dur-mou et le mou-dur (en attendant la dure-dure),
ils n’ont pas barre
sur l’offre et prennent ce que l’état de l’offre leur offre.
Ils ne peuvent rien contre l’Etat de police infiniment
plus puissant qu’eux, etc.
Il y a du vrai et du faux dans toutes ces
protestations. Du vrai à échelle de chacun, et du faux à échelle
collective.
Oui chacun est en proie à la dépossession, mais tous ont
contribué de fait aux structures de la dépossession – un tous
historique (diachronique) puisque ces structures viennent de loin, mais
un tous contemporain également puisque, venues de loin, ces structures
n’en sont pas moins revalidées à chaque instant : par l’assentiment,
fût-il tacite et passif.
Seul un corps politique qui peut peu peut
tolérer des institutions aussi anti-démocratiques que la Constitution de
la Ve République.
Seul un corps politique impuissant peut ne pas se
dresser pour accabler les imposteurs de la parole publique de son
sentiment de légitime scandale et, de honte, les faire rentrer sous
terre. Au lieu de quoi, reconnus, reconduits et contents, ils prospèrent
à l’air libre. À la fin des fins, si le corps politique d’aujourd’hui
ne se lève pas dans un élan outragé, c’est que ses propres seuils de
l’outrage se sont dramatiquement déplacés, qu’il en faut de plus en plus
pour lui soulever une oreille, de cette surdité qui fait la joie des
gouvernants abuseurs, littéralement déchaînés – puisqu’ils n’ont d’autres chaînes que nous.
La rupture avec la pensée morale ne se fait complètement qu’à la
condition de ne plus dire que nous sommes « individuellement
responsables », et de substituer à ce type de jugement culpabilisateur
la mesure de notre impuissance collective.
Rien de ceci n’ôte qu’il y
aura des actions individuelles (ou qu’il n’y en aura pas), qu’elles se
rejoindront en forces plus ou moins importantes. Mais cette physique des
forces passionnelles et désirantes en quoi consiste la politique n’a
rien à voir avec la morale de la responsabilité (même si, le plus
souvent, c’est ainsi qu’elle se présente à notre conscience, parfois
même non sans une certaine efficacité).
La question, c’est de savoir ce
qui nous affecte, à partir de quels seuils, et ce qui nous met en
mouvement – car c’est dans le mouvement de ce qu’il fait que le corps
politique manifeste son exact degré de puissance.
L’Etat de police, qui est en train de s’abattre sur nous, nous
fera-t-il passer nos seuils ? Ou encore : quelle part de la population
les franchira-t-elle, et quelle demeurera dans la servitude contente ?
Quelles inductions s’établira-t-il d’une part à l’autre ?
Quels
ralliements du dessillement, quelles modifications de seuil des uns au
spectacle des autres ?
C’est que le corps politique est loin d’être tout
un. S’il est une union, c’est une union de parties – groupes et
classes.
Certaines des parties accourent à l’Etat et « luttent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ».
D’autres luttent pour leur salut tout court et n’ont pas le goût de la
servitude.
La puissance d’ensemble du corps se joue dans cette
composition conflictuelle.
Qui entraînera qui dans quel sens ? Où
s’établira la résultante ?
À quel régime de puissance globale ses
mouvements internes antagonistes détermineront-ils le corps
un-mais-divisé ?
Il faut poser ces questions pour mesurer nos chances de
secouer l’appareil des précepteurs de l’ordre, qui ne tient que parce
que nous ne voyons pas qu’il n’a pour lui que la reconnaissance que nous lui donnons, qu’il n’a en réalité aucune autre ressource – sinon, au cas-limite, la force des armes.
Nous verrons se dessiner une tendance quand se manifestera, ou pas,
l’écœurement aux discours. Il est désormais un lieu commun de rappeler
qu’Orwell le premier avait aperçu la corruption des mots comme le propre
même de la dictature, y compris celle qui se donne dans la forme de la
« démocratie parlementaire ». Il est, rarement peut-être, des lieux qui,
pour être devenus communs, n’ont rien perdu de leur force propre ni de
leur pouvoir d’éclairer. Or le renversement des mots atteint ici des
sommets qu’une époque pourtant riche en la matière n’avait pas encore
envisagés. Manuel Valls jure n’être en rien « bushiste » quand il a de la guerre (« extérieure ET intérieure ») plein la bouche ; il déclare n’avoir qu’« une seule réponse, c’est la République » en installant l’état d’exception ; refuse par principe comme « excusisme » tout effort de comprendre et se fait ouvertement le chantre martial d’un crétinisme d’Etat ; proclame devant le Parlement que « grande démocratie, nous [devons] nous appuyer sur la force du droit », pour aussitôt décréter la suspension du droit ordinaire (« la force de notre droit, c’est notamment l’état d’urgence »),
quelques jours avant, logiquement, d’informer le Conseil de l’Europe
que la France pourra s’affranchir de certains droits garantis par la
Convention européenne des droits de l’homme et des libertés
fondamentales…
Les mots sont à l’envers absolu des choses, tout est cul
par-dessus tête, tout est renversé – étymologiquement, tout est catastrophique.
En définitive, seule la police qui enfonce les portes des squats et des
opposants politiques livre une version remise sur ses pieds de la
réalité : « c’est l’Etat d’urgence, la loi, ça existe plus ».
Pendant ce temps, un illuminé auto-déclaré « chroniqueur politique » nous explique que « François Hollande a bien failli pleurer » pendant l’hommage national mais que « la vulnérabilité du président au sentiment est une force » et qu’il « a montré au monde son humanité »
– mais il faudrait citer presque l’intégralité de ce morceau
d’anthologie à faire pâlir de honte professionnelle l’équivalent-Gantzer
de Kim Jong-un . Pendant ce temps également, à Libération,
bien forcé de se pencher sur quelques abus, on oscille entre la
minimisation par l’ironie distanciée d’auteur (« rien de grave ») et la contre-pesée des réussites objectives de l’état d’urgence : « Un
policier de la brigade des stupéfiants le reconnaît : “l’état d’urgence
nous permet d’aller voir chez des dealers repérés depuis longtemps” » – c’est quand même plutôt bien. « A Beauvau on juge la stratégie “positive”, tant sur le plan de la saisie d’armes que sur le recueil de renseignements »
– et l’article de nous faire le bilan détaillé au cul du camion de
l’Intérieur. Nous sommes donc invités à ne pas nous départir du souci du
« positif » quand bien mêmes certaines personnes « estiment (sic) être victimes de perquisitions abusives, parfois violentes » – gageons qu’avec un tableau plus complet du positif et du négatif en tête, elles « estimeraient » autrement.
Alors oui, un corps politique qui s’est abandonné à de tels
médiateurs, politiques et journalistiques, est un corps qui n’est pas
dans une forme bien fameuse. Le propre des corps cependant, c’est que
leur degré de puissance ne cesse de varier – selon ce qui affecte
différentiellement leurs parties. Or c’est peu dire qu’ici le corps
politique est affecté – du dehors par
le meurtre de masse terroriste,
du dedans par ce que, supposément en leur nom, sa partie gouvernante
inflige à ses parties gouvernées. Rendu en ce point, il n’y a pas
trente-six solutions. Deux seulement. Ou bien, comme souvent, comme tout
l’y a de longue date préparé, comme tout dans le fonctionnement des
institutions l’y encourage encore, le peuple se précipite apeuré dans
les bras de l’Etat de police et trouve réconfort dans un supplément
d’asservissement. Ou bien le « goût de la franchise », comme dit La
Boétie, lui revient par un sursaut d’indignation au tour de vis marginal
qui passe les bornes.
On ne dira jamais assez que la « franchise » (la liberté), et la
puissance du corps politique, se jouent dans l’espace public,
tautologiquement le lieu du public, et de la chose publique. La
politique n’a lieu qu’en réunion. C’est bien de cela que Sartre avait
pris douloureusement conscience en observant, catastrophé, le
renversement dans les urnes des affirmations politiques posées dans la
rue .
Car là où la rue réunit, le (bien-nommé) isoloir isole – et renvoie
chacun à une condition monadique qui le coupe des solidarités concrètes
de la politique réelle. Mais, isoler, n’est-ce pas par excellence ce que
vise l’état d’urgence, qui indique le mieux ses intentions dans l’assignation à résidence :
nous vous interdirons de vous rencontrer, nous vous interdirons de vous
réunir, nous vous renverrons à votre tête-à-tête avec vos écrans. Et
Spinoza ne saisit-il pas la chose même quand il écrit qu’« une Cité
dont la paix dépend de l’inertie de sujets conduits comme du bétail pour
n’apprendre rien que l’esclavage mérite le nom de solitude plus encore
que celui de Cité » ?
L’Etat de police, c’est l’Etat de solitude. C’est l’impuissance
collective organisée. L’urgence de l’état d’urgence, c’est de nous
séparer pour nous impuissantiser.
Il est des parties du corps collectif qui ne veulent plus de ce
destin d’impuissance. La seule solution de réveil du corps entier, c’est
la leur. D’abord faire savoir dans l’espace public que non. Ensuite
tenir le registre des exactions de l’état d’exception, leur donner par
la narration détaillée une force affectante que jamais n’auront les
abstractions de la dénonciation par idées générales des intellectuels –
car en face, pas seulement à la tête de l’Etat d’ailleurs, il y a
d’autres idées générales qu’on trouve tout aussi bonnes : « la
sécurité », « les frapper », « la guerre de l’intérieur à gagner ». Ces
idées générales, véritable compost à sondages de « l’union nationale »,
n’auront quelque chance d’être défaites qu’à la condition de les sortir
de leur généralité pour en montrer les effets concrets.
Refuser par écrit, montrer par images, et puis reprendre l’espace
public en actes. Nombreux tant qu’à faire, seule manière de ramener le
pouvoir à l’essence LaBoétienne de sa condition : il est peu, nous
sommes beaucoup – par conséquent, normalement… Mais bien sûr on sait
tout ce qui s’oppose à ce « normalement… » Célébrant notre « mode de
vie » et chantant la « liberté », l’Etat appuyé de tous ses supplétifs
ne cesse de nous pousser dans la servitude. En effet c’est bien de
manière de vivre qu’il est question dans toute cette affaire. La nôtre
n’est ni celle des cinglés à kalach ni celle de l’état d’urgence à
vocation de reconduction permanente. Cette manière ne peut être posée
qu’en actes, c’est-à-dire dans la rue. Donc il faut aller dans la rue.
Et puis nous verrons bien.
Post scriptum
À qui voulait accéder à l’idée de
parti de l’ordre dans son
concept le plus général, il suffisait, dimanche soir, d’ouvrir la
télévision et de regarder BFM. Tout y était. La re-présentation de la
manifestation interdite comme pur rassemblement de « casseurs »,
l’escamotage méthodique de tous ses attendus, notamment celui que ce
rassemblement n’avait que secondairement pour objet
la COP21, et pour motif principal l’état d’urgence (celui-ci interdisant de manifester en général, et pour celle-là
en particulier),
la fenêtre du duplex avec la préfecture où trônait une commissaire en
uniforme dans un dispositif riant comme un JT nord-coréen, le média et
la police dans un état de parfait unisson, de symbiose institutionnelle
même, l’un relayant la voix de l’autre, et les deux ensemble faisant
avec satisfaction le compte des gardés à vue. Il faudrait parfois que la
chose qui se nomme elle-même « presse libre » se regarde. Mais autant
demander à une bouse de se reconditionner en bougie parfumée.
Un gouvernement qui, mesurant toutes les conséquences, et même les
désirant, ne retient plus sa police en lui ouvrant le mandat indéfini de
l’état d’urgence est un gouvernement qui se voue tôt ou tard à
l’indignité. Et telle est bien en effet la destination de celui-ci qui,
déjà si couvert de honte, a décidé d’en explorer une dimension
supplémentaire. Expert en montages symboliques frauduleux et en
dévoiement des valeurs, le voilà qui, après avoir expliqué cet hiver que
la loi Macron
devait être votée au nom de l’« esprit du 11 janvier », s’est
bruyamment scandalisé que des bougies du mémorial de la République aient
pu servir de projectile à quelques manifestants contre les forces de
police.
Photos à l’appui,
il semble que les rangers de la flicaille n’aient pas témoigné d’un
respect excessif au mémorial non plus. Mais tout ceci, en réalité, n’a
qu’une finalité : faire oublier qu’il n’y a de violence qu’à l’instant
où un gouvernement interdit l’exercice de la liberté et rencontre des
individus décidés à ne pas y renoncer tout à fait.
De : Frédéric Bontemps <
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>
À : jean-jacques delfour <
">
>
Cc : rue <
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Envoyé le : Samedi 28 novembre 2015 20h37
Objet : Re: [rue] La dictature qui vient
Et oui... Après que 80 % des gens se soient foutu sur la gueule la peinture de guerre bleu blanc rouge, comme d'habitude tous le monde se fait entuber sévère. ça permet aux politiques de faire passer tous ce qu'ils désirent sans que le Peuple puisse se prononcer En même temps le Peuple moi je commence à en douter ; pas lorsqu'il est dans le public et qu'il reçoit un message... Mais lorsqu'il va aux urnes c'est à gerber. A mon avis il y a une majorité de cons, je suis désolé de faire ce constat à 40 ans. J'ai joué en Arabie Saoudite et j'ai compris comment nous les mécréants on pue pour eux, j'ai lu l'ancien testament, les évangiles et le coran et c'est effrayant ce qu'il y a d'écrit là - dedans.Changeons la constitution dans le bon sens, abrogeons le règne des des bureaucrates et de leurs intéressements, cessons d'institutionnaliser les Arts de Rue, transformant les moutons en Loups FUCK Merde ! La religion c'est de l'Histoire, les Mythes que nous inventons c'est le Présent et peut - être l'Avenir.