Faut-il
venir
jouer à Calais ? Alors si vous
avez un peu de temps de compassion disponible, si cette
situation vous révolte
parfois, si vous pouvez adapter votre expérience de la rue,
prenez des bottes,
comme me disait Hervée De Lafond, allez-y, foncez. Prenez des
contacts,
organisez un convoyage de dons pour remplir votre camion, passez
donner un coup
de main à l’Auberge des Migrants, jouez votre spectacle,
préparez-vous à vivre
quelque chose de fort. Alors, on peut
jouer à Calais ? Oui ! Raymond Gabriel Les Commandos
Percu, mars 2016 (Pour ceux qui
ont un peu de temps, ci-dessous le journal de cette aventure
publié au jour le
jour sur Facebook.) Calais sur
jungle, lundi : l’Auberge des Migrants nous accueille pour la
livraison
des dons. Dès le matin c’est une fourmilière de gens qui
s’activent pour
réceptionner, trier, préparer des repas. Un immense
container déborde des saloperies rejetées par le tri. Le ballet
des camions est
incessant, l’entrepôt est immense, c’est un imbroglio d’espaces
où s’entassent
des milliers de mètres cubes de bouffe, de vêtements. Tout est
étiqueté en
anglais. Nous regardons passer le groupe électrogène que nous
avons amené, les
colis de vêtements volent sur une montagne qui sera triée plus
tard, on épluche
des oignons sur fond de Coltrane. Tous ces gens, des bénévoles,
se montrent
accueillants, en majorité de jeunes anglais. A la pause de
11 heures, nous déballons nos instruments pour un petit concert
surprise en
traversant les cuisines et le stock. Puis nous nous rendons
enfin à la jungle.
La zone sud n’est plus qu’un immense champ de bataille de
désolation :
tout a été rasé, ça ressemble à une décharge qui aurait été
passée au
bulldozer. Quelques réfugiés y cherchent encore des planches pas
trop brûlées,
des camionnettes de CRS sont garées en ligne. De temps à autre,
on croise un
groupe avec boucliers et tenues de combat, je crois qu’ils sont
censés
sécuriser la zone, ou se dégourdir les jambes, rien de plus. La
zone nord,
c’est autre chose : une nuée de cabanes de fortune, des tentes,
de la
bâche clouée. Il y a une « rue » centrale qui serpente entre les
flaques, avec des échoppes, des restaurants de fortune. Il y a
de pauvres
groupes électrogènes qui tournent, en entend des marteaux qui
enfoncent des
clous. Le bricolage est roi, il y a le savoir-faire de gens du
monde entier qui
savent se démerder. Partout on croise des gens, des hommes en
majorité, mais
aussi des femmes et des enfants qui vont et viennent avec des
colis et des
sacs-repas, tout le monde nous dit bonjour, aucune agressivité,
des sourires,
quelques mots échangés. On se retrouve à l’extrémité de la zone
nord où sont
logées des femmes enceintes, 150 je crois, dans des bungalows
aménagés et
sécurisés, non loin du lieu où 2500 repas sont distribués chaque
jour. On y
improvise un atelier de percussions avec des enfants dont on ne
sait même pas
de quel pays ils viennent. Certains sont très doués. Les hommes
regardent à
travers le grillage en souriant. Entre les associations privées
et les services
officiels, ça fait du monde pour s’occuper de tous ces gens.
Tout le monde
tient le même discours : on répond à une situation d’urgence,
c’est tout.
Les politiques ? Ils passent de temps en temps, on décide
d’aménager des
tentes qui ont coûté une fortune et qui ne servent à rien. Il y
a aussi une
zone aménagée avec des containers habitables, le tout grillagé
avec un
portillon à reconnaissance digitale. Méfiance des réfugiés.
Combien ça a
coûté ? Est-ce vraiment la réponse à une situation d’urgence ? Bon, on rentre
au gîte loué pour la semaine dans l’arrière-pays, près de la
côte d’Opale.
C’est clean, il fait bien chaud, ça fait drôle. La suite
demain ! Calais la
jungle, mardi. Quel foutoir. La limite entre la zone sud,
dévastée, et la zone
nord avec ses campements de fortune, nous montre que tout est
provisoire, rien
ne dure. On ne sait pas si quelqu’un décide de quoi que ce soit.
Est-ce ainsi
dans le monde entier ? Chacun se débrouille. Des CRS impavides,
par
groupes de 6, surveillent les tractopelles qui finissent de
détruire une partie
du campement. La route qui conduit à la zone nord est en train
d’être
goudronnée, nul ne sait pourquoi : tout est bloqué. Il faut
contourner,
marcher dans un mélange de gravier et de sable, là une
chaussette, là un ouvre
boite, des hardes chiffonnées, l’odeur âcre de trucs qui ont
brulé. Un camion
d’une entreprise locale, des réfugiés encapuchonnés qui
marchent, des CRS
encore, pas méchants, qui nous prennent en photo avec un petit
sourire alors
que nous improvisons un moment de percussions au bord de la
route bloquée. Il
n’y a rien à comprendre, rien à juger. Au milieu de la zone
rasée, une cabane
intacte qui se révèle être un lieu de culte quand ce n’est pas
un dortoir. Des
Soudanais nous offrent le thé, ils nettoient la petite table,
lavent les
verres, alimentent le feu avec des bouts de palette, on est en
Afrique. Depuis
combien de temps tu es là ? Quatre mois. Tu veux aller en
Angleterre ?
Oui, ma famille m’attend. Un vieux tousse, il se plaint. On sort
quelques
Doliprane, mieux que rien. Demain on leur apporte du sucre, on a
envie d’être
leurs amis. A midi on décide de se restaurer dans la jungle.
Très bon choix
chez les Afghans, pour trois fois rien, un pain délicieux cuit
sur place, et
toujours cette gentillesse. Des dizaines de gars sont assis
devant un thé à
recharger leurs portables. On retrouve les enfants de la zone
Nord dans le
quartier des femmes. On a quelques jouets pour les tous petits.
Des sourires
encore. Juste avant, on se fait assiéger nos percussions par un
groupe de
jeunes hilares. Ils sont Syriens, Egyptiens, Irakiens,
Erythréens. Pas une once
d’agressivité. Parfois je pense à tout ce qu’on raconte sur les
migrants, à tout
ce que j’ai entendu avant de venir. Il fait froid. On repasse
près des
soudanais. Le vieux qui tousse a l’œil plus vif, il nous fait
signe, merci,
quoi. On croise un tas de gens, des associations, des
journalistes, des
anonymes français et anglais qui sont venus avec leur voiture
jusque dans la
jungle pour donner des choses, habits, nourriture. Un peu plus
tôt, à l’école
(un baraquement de bâches, comme tout le reste !), on assiste à
un cours
de français, les réfugiés s’appliquent, ils sont touchants. A demain ! Calais.
Mercredi,
c’est jungle aussi. Un vent glacial souffle, il ne pleut pas,
c’est toujours
ça. Ce matin on se retrouve « embauchés » à charrier des pierres
concassées livrées à l’entrée de l’école de la jungle pour
répartir tout ça
dans la cour. Il y a une brouette qui a perdu son pneu qu’il
faut tirer avec
une ficelle, des pelles, des cagettes en plastique. On racle, on
trébuche, on
charrie, c’est fait. A 150 m de là le manège des tractopelles
destructeurs se
rapprochent dangereusement du campement des soudanais rencontrés
la veille. Le
vieux qui toussait hier est prostré, pieds nus, accroupi, il ne
répond plus. Quelqu’un
a tagué « Vinci dégage » sur la belle route goudronnée la
veille. Il
y a du pognon à se faire sur le dos des migrants ? Gros succès
avec notre
intervention percussive à travers toute la zone Nord. C’est
vraiment une
surprise dans le quotidien de la jungle. Tout le monde sort des
échoppes et des
cabanes, on nous suit en dansant, jusqu’au bout. Des jeunes
syriens veulent
essayer nos instruments. Ils nous expliquent que presque tous
les soirs ils y
vont : tenter de traverser les grillages et les barbelés,
échapper à la
vigilance de la police, tenter d’entrer dans un camion en
partance pour
l’Angleterre, revenir, se débrouiller encore au jour le jour. Il
y a quelque
chose qui nous frappe tous : ces jeunes arabes, bien vivants,
déconneurs,
qui parlent fort, ressemblent en bien des points à la
« racaille » de
nos cités françaises. On est bien placés pour en parler puisque
nous avons animé
des dizaines d’ateliers avec les Commandos Percu où nous avons
affronté ce
genre de situation. Ici, leur comportement n’a rien à voir. Ils
sont gentils,
ils nous rendent les baguettes, ils veulent nous serrer la main,
ils nous
disent « welcome », un comble ! C’est un cliché qui saute pour
ceux qui pensent que ces migrants sont à l’image des insolents
déboussolés que
nous connaissons. « Vous n’avez pas trop froid, la nuit ? »
« Si, bien sûr, mais ici on n’entend pas les balles qui
sifflent ». Partout
aux abords, sur la rocade, près des zones d’embarquement, des
camionnettes de
CRS, figurants de cette incroyable comédie. A demain ! Calais, jeudi
sur jungle. L’Auberge des Migrants n’a rien d’une auberge. Des
entrepôts
quelque part dans l’immense zone industrielle de Calais. On a
envie d’en savoir
plus. Qui, quoi, pourquoi, comment ? Certains week end, ils sont
200 à
venir aider, parfois beaucoup moins. Il y a des bénévoles qui
restent un jour,
ou quatre mois et qui partent quand ils sont fauchés. Il y a une
logistique
d’enfer, pour trier, préparer des repas, expédier tout ça à
Calais ou à
« Dunkirk ». Toutes les étiquettes sont en anglais. En dehors
des
dons en objets, il leur faut des sous : payer le loyer de
l’entrepot loué
à un privé, l’essence des véhicules, l’électricité. Si vous
pouvez, faites un
don en argent, ces gens-là sont sincères, ils sont entrés dans
l’Histoire, il
n’y a pas à en douter ! http://www.laubergedesmigrants.fr/nous-contacter/ On déjeune
appuyés sur des palettes de boites de conserve. On s’est portés
volontaires
pour aider à la découpe du bois, d’autres à la cuisine. Haches,
tronçonneuse,
immenses bags de palettes découpées qui sont livrées tous les
jours dans la
jungle pour faire du feu. N’importe qui peut venir, pour trier,
ranger,
éplucher 100 kg d’aubergines, même si c’est une heure ou deux.
On passe chez un
calaisien pour récupérer des colis à livrer à Toulouse. Il sait
que nous sommes
avec les migrants. Regard pincé. Les plus folles rumeurs courent
à leur sujet.
Non, les migrants n’envahissent pas Calais comme des sauvages,
les migrants
veulent partir ! Pas besoin d’aller bien loin sur facebook pour
trouver
des commentaires haineux ou juste imbéciles. Entendu à la radio
ce représentant
des commerçants qui déplore la présence des migrants pour
expliquer la dèche
qui règne à Calais. Ils ont bons dos. Calais est une ville
sinistrée comme des
milliers d’autres en France. En attendant, à voir le nombre de
véhicules d’entreprises
du coin qui ont des marchés pour nettoyer, pomper la merde,
livrer des repas,
détruire des campements, loger des centaines de CRS à l’ISIS
Hôtel de Calais,
les Aldi et Lidl qui alimentent, il y a de l’activité économique
sur la jungle
de Calais ! Tiens, une calaisienne a réagi à un de nos
précédents billets,
elle ne savait pas, elle est touchée, petite victoire du jour.
Dans la jungle
on continue de croiser des gens qui sont venus pour apporter des
choses. Il y a
aussi des curieux et des photographes en quête du bon cliché à
vendre aux
médias. Ce matin, plein de CRS un peu partout : une délégation
de
politiques passe dans la zone nord. Un type avec un gilet fluo
orange qui garde
l’accès au parking sécurisé regarde notre camion et dit à son
collègue :
« c’est qui eux ? » « oh, c’est médecins du
monde ! ». On passe. Demain, on part à Grande Synthe à 40 km de
là.
Il parait que le maire est un type exemplaire qui a monté un
camp contre l’avis
de ses pairs. On espère bien finir notre périple avec un concert
nocturne dans
la jungle de Calais. A chaque passage, c’est trop bien tous ces
sourires ! Vendredi, drums
in the jungle. Grande Synthe, à 40 km de Calais, près de
Dunkerque. Un camp
structuré, nettoyé, avec beaucoup de Kurdes logés dans des
cabanes en bois
recouvertes de tôle, il y a une rue principale, les logements
sont numérotés, il
y a des poubelles partout, des volontaires qui ramassent le peu
qui traîne, des
lieux de vie en construction. Dès l’entrée on sent une volonté
d’organisation
et de propreté qui contraste beaucoup avec la jungle de Calais.
Il
n’empêche : c’est un camp de réfugiés, ils ne sont pas là pour
rester, il
y a un rêve derrière chaque visage croisé, on se réchauffe avec
des morceaux de
bois mouillés dans des braséros à base de jantes soudées, des
dizaines de
prises servent à recharger une noria de téléphones. Où sont les
femmes ?
Sous la grande halle où nous faisons un final triomphal après
avoir traversé le
camp entourés d’hommes et d’enfants, ce constat : les femmes
sont exclues.
Bien sûr, elles sont là, même si les hommes sont majoritaires
dans cette
population de réfugiés, mais elles restent cantonnées dans leurs
cabanes. Un
grand gaillard engueule Lisa, notre administratrice, en lui
faisant signe de
dégager, juste parce que c’est une femme ? Parmi les visiteurs
venus
apporter des dons et les volontaires, toujours beaucoup
d’anglais, des belges,
des français. Un traveler anglais arrête son camion tout pourri
pour nous féliciter.
« We need more french people ! ». Retour à Calais. L’accès est
barré par des motards, va savoir pourquoi. Un peu partout, des
gyrophares
bleus, pour la dramaturgie. Détour. A la limite de la zone nord,
on ouvre le
camion dans un décor de guerre pour décharger nos instruments.
Un gars bien
gentil nous tape une cigarette, il nous serre un peu trop, un
cri
jaillit : mon téléphone ! Course-poursuite de quelques minutes
dans
la jungle. Le fautif a refilé son larcin à un petit qui se fait
engueuler à sa
place. La vingtaine de gars qui nous entourent désapprouvent,
l’un deux me résume
la situation en un mot : « jungle ». On fait une intervention
d’enfer à travers les « rues » sous une pluie fine. Dès les
premières
notes, ça danse, ça crie, on se sent apprivoisés, reconnus. On
reconnait des
visages, ils nous serrent la main, on baragouine en anglais, on
se fait inviter
à boire le thé devant un bidon crevé où brûlent des planches,
une casserole
d’oignons posée en équilibre. Ils essuient les vielles chaises
trempées pour
nous faire assoir. J’aperçois l’intérieur d’une cabane couverte
de bâches. Le
foutoir habituel : couvertures, vêtements roulés en boules,
pauvres
chaussures posées devant. Il pleut. « Tomorrow again ! » Samedi, last
gig in the jungle. Costumés, maquillés, tous feux allumés, on
avance avec nos
rythmes, à la tombée de la nuit, entourés, pressés de toutes
parts. Un type
s’avance vers nous, une masse à la main, mais il rigole et
s’éloigne en dansant.
Tout à coup, on nous arrête, on nous fait des signes, c’est
l’heure de la
prière. Break de quelques minutes, et ça repart. C’est bien la
première fois
qu’on est interrompus par un impératif religieux, mais c’est
sans appel !
Est-ce qu’on est des gens bien ? Avant de venir ici, on s’est
posé des
questions, au-delà de l’envie de se mobiliser. Quelqu’un nous a
rassurés en
nous expliquant que faire quelque chose de bien et en éprouver
du plaisir est
tout à fait légitime. Une dernière matinée à l’Auberge des
Migrants nous rend
définitivement modestes devant la générosité des « volunteers ».
On
nous a parlé d’un gars qui a claqué 9000 euros dans cette
aventure où les
conditions sont dures et inconfortables. Ici, on est payé avec
des sourires. Le
Figaro déplore ce que coûtent les CRS logés à l’hôtel pendant
qu’ici on
grelotte. La page « Calais libre » de Facebook qui a plus de 30 000 like, soit
plus que la
population de la ville, déverse sa haine des migrants et des
« no
borders » qui, c’est sûr, ont décidé d’utiliser la jungle pour
faire
exploser la civilisation. On ne les juge plus, ces gens.
Quelqu’un a écrit
« Si vous prenez ces gens pour du bétail, n’oubliez pas que vous
faites
partie d’un autre troupeau ». C’est tellement vrai ! Nous ce
qu’on a
vu c’est des gens qui épluchent des dizaines de kg d’oignons,
font des vaisselles
astronomiques, déchargent des camions de dons, coupent du petit
bois pour les
feux de la jungle, trient des montagnes de fringues. Un travail
de héros
anonyme qui n’aura pas de légion d’honneur. Juste quelques mots
d’encouragements partagés. Ce qu’on a vu c’est des êtres humains
qui ont froid
et faim, qui n’ont que faire de nous envahir et auraient préféré
vivre chez eux
avec leurs repères et leurs cultures, qui poursuivent un rêve en
fuyant un
cauchemar. Sinon, à quoi bon venir dans cet enfer, entourés de
barbelés et de
gyrophares ? Et, à la question « si je vois un humain dans le
fossé,
est-ce que je m’arrête ? », nous avons définitivement la
réponse.
Merci à ceux qui nous ont aidés, encouragés, soutenus, amis
comme anonymes.
Merci à ceux qui nous ont accueillis. Merci aux migrants qui
nous ont montré
qu’il existe, à travers toutes les races et cultures, un langage
commun, et
parfois, à travers les tambours, une musique qui parle à tous
les ventres. Bye bye
jungle ! Les Commandos
Percu, mars 2016. " type="cite"> -- Pour gérer votre abonnement, c'est par ici : http://www.cliclarue.info/#tabs-8 Pour consulter les archives, c'est par là : http://listes.infini.fr/cliclarue.info/arc/rue Et pour râler, c'est ici : "> |
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