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[rue] Vue sur Cour


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  • From: Gildas Puget < >
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  • Subject: [rue] Vue sur Cour
  • Date: Thu, 27 Oct 2016 13:44:30 +0200

Yohan remonta de l'index ses lunettes, sans plus y penser qu'à la buée qui les maculait.
A la sortie des toilettes, la vue sur la cour était saisissante. 
C'était bondé pour le troisième soir de suite, la fanfare démarrait avec une ferveur expiatoire au bar, et la fête allait encore précipiter cette journée harassante dans une ivresse enfiévrée.
Avant de se jeter dans le bouillon pour prendre son tour aux entrées, il s'accorda un temps pour lui, c'était le moment idéal pour une petite roulée contemplative...
Quelle réussite bon sang.
Il était fier de faire partie de cette équipe. Fier, oui, parce qu'ils étaient à la hauteur, et la barre était haute, ici.
C'est quand même fou. Bac plus 5, saltimbanque. 
Il aurait pu aujourd'hui bosser dans une boîte nationale avec un bon salaire, et être fier de son développement de produit, mais il était là, fier de sa teuf à Aurillac.
- Alors, grosse faignasse, on fume sa clope? Tu trouves ça beau toi tout ce bordel?!
Titi, régisseur, un jaune bien épais dans le gobelet, une gouaille de cow boy et un don pour te cueillir sur place avec une vanne qui touche au but.
- Voyez-vous mon cher Titi, je me faisais la réflexion à l'instant, qu'une édition d'Aurillac est toujours augmentée du poids de ses précédentes...
Ils jouaient à ça tous les deux, une manière de se marrer du langage de Yohan, que son milieu social avait teinté d'un indécrottable snobisme.
Titi se fendit d'une révérence hasardeuse.
- houllala, excusez-moi monsieur le directeur!
Il partit dans un ricanement jovial qui trahissait sans pudeur un état d'ébriété probablement plus qu'avancé. Yohnan poursuivi.
- C'est comme la fête de l'huma, vil traquenard de gauchiste en passant, lorsqu'on s'y trouve, on sait qu'on est au temps présent, mais aussi dans l'histoire d'un événement, qui est en lui-même l'étendard des valeurs qu'on y trouve...
- Houu putain!!
Titi était manifestement rôti, tout compte fait. Son sourire béa conviait simplement Yohan à continuer de jongler avec des mots. Titi savait bien que même s'il était pas capable de planter un clou, son pote avait un esprit d'intello qui trouvait toujours des idées marrantes.
- C'est ainsi voyez-vous, que lorsqu'on joue Place des Carmes, la photo des Cousins est là, juste derrière l'image, c'est le passé qui augmente la réalité, nulle Google Glass et pourtant... quand on joue Place de l'Hôtel de ville, on sent qu'on est à un endroit mythique, que cette place est encore imprégnée de l'histoire des Arts de la rue. Hé bien de la même manière, j'ai passé bien des soirées dans cette cour lorsqu'elle était tenue par d'autres collectifs, qui eux aussi y ont imprimé leur esprit. Cet esprit c'est celui des arts de la rue mon cher Titi. Et notre collectif peut être fier à son tour de faire vivre cet esprit, et de le renouveler à sa façon avec un tel succès!
- Wouayyyyyearglllglb!!
Titi n'avait pas eu le temps de conclure son cri de victoire que Vanessa lui avait sauté sur le dos en s'accrochant à son cou, et tous deux partirent en bondissant comme un cheval aveugle cravaché par une cavalière hystérique.


Il était temps d'aller prendre son tour aux entrées.
La grande porte de fer était ouverte d'un bon mètre et Tonio, qu'on avait eu l'intelligence d'embaucher pour la sécu, peinait à la refermer sur un rasta blanc qui lui forçait sur le bras en s'égosillant, les yeux exorbités. 
Yohan se dit que la meilleure façon de calmer le jeu face au refus martial qu'opposait Tonio, était de raisonner le jeune homme. Il s'approcha en haussant la voix.
- Vraiment nous sommes désolés, mais la limite de jauge est atteinte, nous ne pouvons plus laisser rentrer de public, question de sécurité.
- Mais ma copine vient de rentrer putaiiiiiiinn!!! C'est bon quoi... ha bravo!!! Bravo la rue!!! c'est la sécu partout maintenant, ha l'art est public ouais!!! Putain mais vous tuez la rue là!!!!
Yohan se dit que ça n'allait pas être aussi facile que supposé.
- Non vraiment, nous sommes désolés mais...
Yves Danchaud venait de se glisser derrière le rasta. La cinquantaine, chapeau en feutre et lunettes à cordon sur chemise blanche, Yohan aurait saisi sans le connaitre que c'était un programmateur. 
- Heu... salut Yves, bon, tu peux le laisser passer Tonio, il est programmateur...
- Quoi!!!! 
Le dreaddeux était hors de lui et semblait avoir oublié Jha, Bob, rastafari, et tous les autres.
- Haaa ouaiiiis, pas de public mais on laisse passer le business, bravo la rue, ha bravo la rue, maintenant Aurillac c'est fermé au public!!!!!
Yohan bredouillait, dépassé par la tension de l'échange et, tandis que la colère lui montait rapidement au nez, il finit par hurler:
- Mais ta gueule meeerde, tu vois pas que c'est fermé!!
Tonio, estimant qu'il avait suffisamment laissé son employeur user de diplomatie, prit l'initiative de saisir le jeune au col et de le repousser en l'étranglant, tout en claquant la porte derrière lui, ce qui eut la vertu immédiate de calmer la foule.
Yohan regarda un moment la porte, son coeur battait la chamade, et il se sentait subitement lessivé.
Il tourna les talons, hébété, et se dirigea vers le bar, bien décidé à se saouler pour oublier toute cette hargne.


Le lendemain, il sortit de sa tente plus froissé que son sac de couchage, et se traîna péniblement jusqu'au catering, le crâne en friche.
Titi, lui, qui semblait bosser depuis des heures, était parfaitement clair et efficace, et tirait une longue drisse du haut d'une échelle. 
- Alors monsieur le président, ça va ou quoi, belle soirée hier hein?!
Yohan fit la moue pour réponse, et à peine s'était-il servi son bol que Titi l'avait rejoint, inquiet.
- Ca va pas?
- Non c'est l'autre hier, enfin bon... c'est vrai que tout le monde râle, ils disent qu'on a perdu l'esprit de la rue, qu'on s'avignonise, qu'on fait du théâtre de cour, franchement ça me déprime de savoir que certains nous mettent au banc comme cela, et le pire, c'est que je me demande s'ils n'ont pas raison...
- Nan mais t'es con ou quoi? Et toute l'année en tournée, on le joue où notre spectacle? En pleine rue ou sur un marché? Ben non, on joue dans des parcs, sur des places de villages, sur des parkings ou on a retiré les voitures, dans des festivals, dans des cours, ben tiens!
C'est juste des jaloux et des frustrés mon pauvre, pas de notre faute ils ont qu'à faire le boulot! Les compagnies pourquoi elles veulent jouer dans des cours? Parce que c'est le contexte où elles jouent toute l'année, c'est tout! Après si il y en a qui veulent d'autres cadres, ben qu'ils y aillent et qu'ils nous fassent pas chier y a de la place pour tout le monde non? Faudrait tous faire que du théâtre invisible? Ha bha on se ferait bien chier! Moi je dis que nous on est l'avenir du théâtre de rue mon pote, donc les cours c'est l'avenir du théâtre de rue, et j'emmerde les nostalgiques!"
Yohan bu une longue gorgée et senti son mal de crâne se dissiper.
Sur la longue tablée, les copains discutaient en sirotant leur café. 
Il avait déjà envie de s'en rouler une petite.
On était samedi, et la journée était prometteuse.
- Indiscutablement, vous alliez la pertinence à l'intelligence du coeur, mon ami...










  • [rue] Vue sur Cour, Gildas Puget, 27/10/2016

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