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[rue] Vie de famille


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  • From: Gildas Puget < >
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  • Subject: [rue] Vie de famille
  • Date: Mon, 31 Oct 2016 08:51:10 +0100

J'avais convoqué une réunion de la compagnie dans mon appart, et j'étais tellement motivé que je tournais un peu en rond avant qu'ils n'arrivent.
Faire le bilan de la saison, se poser les bonnes questions sur la diff de l'année prochaine, voire carrément - et c'était ma petite surprise - évoquer une idée de nouvelle créa... je me berçais au souvenir de la dernière date, qui s'était franchement super bien passé.
On avait tous pris dix jours de vacances depuis, sans même s'appeler, et j'attendais une pure soirée de reconnexion pour la belle, la jeune, le prometteuse Compagnie des Chats de Gouttière! Apéro dinatoire, bières fraîches au frigo, pizza dans le four et chips au vinaigre, j'avais même des mini saucisses de Strasbourg à réchauffer. Parfait.  

Tu parles. Me voilà à présent, l'appart en chant de bataille, séparé de mes deux collègues par un fossé infranchissable, à regarder la Bérézina…

On dit que la difficulté principale pour une compagnie c'est la difficulté d'accès au régime d'intermittence, la disneylandisation de la culture ou la disparition des aides publiques, moi je crois plutôt que c'est les gonzesses. 
Ou plutôt, les gosses, parce que c'est quand même eux qui les transforment complètement.

 

La preuve, on n'arrive pas à causer, impossible de poser l'ambiance. 
Ils sont à peine arrivés que c'est tout sauf une réunion de compagnie.

Béné change la couche de son "chou" sur mon canapé comme si c'était vraiment le truc le plus important à faire au Monde. Elle lance des regards impérieux à Carl qui s'exécute dans la seconde, pour aller chercher tel truc dans la voiture, ou non alors va voir dans la poussette, et finalement bon sang mais cherche dans le deuxième sac en tissu, et puis en fait laisse tomber tu l'as encore oublié c'est pas vrai! 
Elle plante un regard dur sur Carl, on dirait une juge d'application des peines, elle tourne la tête et sans aucune pudeur fond instantanément de tendresse pour son "Chou", et disparaît dans le canapé pour lui faire des papouilles.
Misère…

Quand j'ai connu Carl et Béné, c'était de beaux fêtards, et ils adoraient tout ce qui était collectif. Ils étaient de toutes les manifs, de toutes les zad, de toutes les expériences communautaires, c'était un couple libre et indépendant. 
Avec Carl on pouvait s'appeler à n'importe quelle heure pour se retrouver sur un bon plan en ville, ou bien il débarquait sans prévenir dans mon appart, et on restait à tchatcher des heures en buvant un café. Souvent sur un coup de tête on se décidait à sortir, et ça pouvait finir à 4h du mat sur un toit à refaire le monde…
C'est sur les toits qu'on a eu l'idée de créer la compagnie, qu'on a trouvé son nom, c'est de là que ça vient, de cette liberté, de tout ce temps disponible…
Aujourd'hui, laisse tomber. On part jouer, le spectacle se passe super bien, on est tous bien chaud, tu sens se pointer une bonne soirée avec une fiesta sous un chap ou chez l'habitant, et Carl te refroidi direct en calant bien l'heure à laquelle on devra se lever parce qu'il aimerait bien rentrer pas trop tard demain… et le lendemain, même si on a vécu une belle fête bien débordante, il est là debout à 8h, toujours le premier au petit dej, à piaffer pour qu'on se speede, et on traverse la France la gueule dans le cul pour que monsieur soit rentré à 17h…
Franchement, si on a plus le temps de profiter de la vie et de la tournée, ça sert à quoi de faire ce métier? 

En attendant que "chou" ai momentanément les fesses propres, je ressers une bière à Olive. Il est complètement crevé, c'est sûr, mais surtout il est bien dégouté de ce qu'il vient de m'annoncer. Il sait que je suis profondément déçu… j'allume une clope, même si je sais que ça va faire chier Béné, ça va, je suis chez moi quand même…
Pour Olive, c'est pire. 
Parce que dans son cas, madame a craqué. Elle en avait marre qu'il ne soit jamais là, elle ne comprenait pas que c'était parce qu'on cartonnait, et elle lui en voulait de partir bosser alors même que c'était lui qui ramenait tout le pognon…
Et à peine il était rentré qu'elle lui sautait sur le palto, pour lui refiler tout le boulot de la maison qu'elle en avait marre de gérer.
Mais le pauvre lui il rentrait sur les genoux, et il aurait voulu qu'on s'occupe de lui plutôt qu'on l'agresse comme s'il était parti faire la fête avec ses copains pendant trois jours. A l'époque ils avaient deux gamins, ils se sont dit ben tiens un troisième ça va sauver notre couple! 
Ben non.

Mais ça c'est rien. Le plus grave c'est que comme Olive c'est un gentil avec une gueule d'ange, il s'est fait pécho deux semaines après par une nana dans le même cas que lui, et qui était sérieusement en quête d'un mec pour l'aider à soulager la vie quotidienne. 
Ben ouais: elle avait deux gosses... Et le voilà avec cinq gamins à gérer, la prise de tête de la garde alternée avec son ex qui ne peut plus le blairer, et qui ne lui fait aucun cadeau… 
Et maintenant Olive, il en est là. 
Alors lui ça va, il est bien conscient que notre projet de compagnie ce n'est pas qu'artistique, c'est aussi la vie qui va avec, mais avec sa garde alternée, du coup, il doit faire sauter la moitié des week-end et des vacances scolaires. Pas disponible. 
Je suis atterré. 
Il m'annonce ça comme ça, la moitié des dates indisponibles pour la compagnie?…
Misère…

La réunion tourne court. L'ambiance est pourrie, je sens bien que Béné veut ramener son mec dans son giron, et Olive doit récupérer deux de ses gamins chez la nounou.
Super.

Je me retrouve tout seul, à finir ma bière.
Je me fume une clope, lentement, les pieds sur la table basse, en faisant le point. Mouais… les gosses ont foutu la compagnie par terre, voilà, bravo les copains.
Moi au moins j'en ai pas fait putain, je suis resté fidèle à mes projets moi, ça a toujours été très clair! Et maintenant je perds mes potes, et je suis là tout seul comme un con. Ho ben je ne les envie pas, de toute façon, si c'est pour me retrouver dans leur vie, non merci…
Mon regard tombe sur l'ordi, en veille sur le bureau.
Mon frangin m'a envoyé un mail juste avant qu'ils arrivent. Faut qu'on s'organise pour Noël.
Mon frangin… lui au moins il a pas de problème avec ses gosses, c'est le père heureux, la famille modèle. Ils bossent tous les deux, horaires de bureau, ils récupèrent les gosses le soir, tout se passe bien, ils sont trop cools mes neveux.
Il a un boulot de daube, mais une vie de famille de rêve, mon frangin.

Quand tu décides de créer une compagnie faut penser à ça, merde.
Artiste de rue, c'est un métier catastrophique pour la vie de famille.
Il faut faire comme moi, se consacrer à fond à la scène, être à fond sur le boulot. 
Ben ouais, j'ai 32 ans et toujours pas de nana, ça fout les boules hein?
Ouais, mais je suis cohérent, moi.
Pas comme ces cons, qui se font chier avec leurs gamins…

J'écrase ma clope, elle fait un pchit, ça sent le tabac froid.
Il y a trop de silence dans cet appart.
Je me fais chier…
Je me sens mal. 
Je vais sortir un peu, tiens, et faire le tour des bars, voire s'il n'y aurait pas des gens avec qui se marrer un peu. 
J'ai pas le courage de passer cette soirée tout seul...
L'autre jour j'ai vu une nana magnifique au Bateau Ivre.

Avec un peu de bol elle y sera encore.











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