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[rue] (Fiction) - La masse -


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  • From: Gildas Puget < >
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  • Subject: [rue] (Fiction) - La masse -
  • Date: Thu, 10 Nov 2016 11:27:29 +0100

Mon premier contact avec des artistes a eu lieu au coeur de l'été, dans les alpes, dans la salle des fêtes d'un village de vacances, et c'est exactement le point où ma vie sociale a commencé à déraper.

A l'époque, la généreuse énergie de mes 23 ans, le diplôme du Bafa et ma passion du sport avaient fait de moi un animateur comblé. 
Je passais ma vie entière du petit déjeuner à la nuit tombée au milieu de la foule populaire des Français en vacances, je les faisais rire, je les faisais danser, et ils adoraient l'ambiance déjantée que je mettais au bar lors des jeux apéros. 
Mes opinions politiques de gauche s'accordaient parfaitement à mon style de vie, et je me remémore cette période comme un accord harmonieux entre le monde, mes convictions et moi-même. 

Elle pris fin un soir où je découvrais une troupe d'arts de la rue, qui présentait un spectacle de jonglerie humoristique. 
Les deux artistes étaient brillants et drôles, ils nous mitraillaient de prouesses de cirque et d'humour décalé... transporté par leur prestation, tout le village vacances était là qui riait autant que moi, les yeux écarquillés, et ils furent acclamés par les vacanciers à tel point que cela me rendit secrètement jaloux.
Pire, me volant la vedette, ils furent les rois de la soirée au bar, et je réalisais, avec un vide au ventre, qu'ils se promenaient professionnellement dans une vie d'une liberté et d'une aventure que je ne soupçonnais pas pouvoir exister.
Le soir, dans la toute petite chambre que j'occupais, sous cette couverture élimée par des années d'usage, dans ce lieu qui m'apparaissait soudain superficiel et vain, je décidais de suivre leur exemple. 
Plutôt que de travailler comme un dingue sans aucune vie privée et de me coltiner les beaufs de service avec une gentillesse obligatoire, je ferai les tournées de villages de vacances, j'aurai mon indépendance, et je deviendrai un artiste, acclamé, insaisissable, et unique à mon tour.

Si le peuple et la bêtise du nombre me lassaient de plus en plus, mon premier spectacle fut tout de même bien sûr particulièrement animatoire. 
Persuadé qu'un moment d'action au ralenti suivi d'un rembobinage en accéléré était une originale prouesse, convaincu qu'un applaudissement ne s'obtenait que par un grand Hey après une passe de jonglage, je ciblais tout sur l'interactif, à l'aise pour mettre en scène les badauds, et je tirais facilement des rires moqueurs du public à leurs dépends. 
Je prenais alors mon jeu outrancier pour du clown, et je constatais avec décomplexion que les blagues en dessous de la ceinture étaient de loin celles qui fonctionnaient le mieux. 

Je mis un temps à réaliser que je faisais de la merde, parce qu'il faut dire que cela marchait très bien. 
La manche était bonne, et le jeu en rue confirmait mon intuition: la foule est une masse de gens similaires qui rient aux mêmes gags, il faut l'éblouir et en changer vite, pour faire un bon chapeau à la journée avant que les vacanciers ne se couchent. Ce rapport à la masse vous transforme, mais moins que la valeur travail. 
Mes revenus ne dépendaient que de moi, je ne devais rien à personne, et à la différence des employés et des assistés qui me faisaient face, j'avançais sans filet, dans une responsabilité toute libérale.

L'intermittence n'améliora rien. Je prenais l'habitude de me réveiller à l'heure que je voulais, je ne connaissais plus la différence entre la semaine et le week-end, je perdais tout contact avec les périodes de vacances et les jours fériés, et j'observais la vie sociale qui m'entourait avec un détachement croissant. 
Je dédaignais la capacité de soumission de tous ces salariés. Leur capacité à se plier à la hiérarchie. Leur aptitude à être les bons chiens, au service des projets des autres. Comment supportaient-ils non seulement les horaires, mais l'oppression dans laquelle ils se condamnaient eux-mêmes? 
Il est clair qu'une compagnie est une petite entreprise. A mesure que je maîtrisais mon outil de travail, mon réseau de diffusion, ma licence d'entrepreneur, l'administration, la comptabilité, je changeais doucement de valeurs. 
Je m'étais construit tout seul, je ne devais ma réussite qu'à moi-même, et ce, avouons-le, parce que dans la masse des gens, tout le monde n'a pas la qualité pour sortir du lot. 
Ceci sans compter que je travaillais d'arrache-pied, à la différence de la plupart des gens qui passent leur vie entre la grève et la pause-café, au service d'un autre.

Je me suis mis à manger exclusivement bio. Cela vous radicalise d'une manière stupéfiante, de ne pas manger comme les autres. Vous réalisez que les gens forment un troupeau docile prêt dans sa bêtise et son ignorance à empoisonner ses propres enfants.

J'ai programmé mes vacances hors saison, le plus loin possible des foules et de leur conformisme.
J'ai placé mon enfant dans une école alternative, atterré par la violence sourde et l'inertie crasse de l'éducation nationale.
J'ai vécu en yourte, fuyantt les lotissements, les hlm et toutes les boites en parpaings dont se contentaient les masses.
J'ai cessé de voter pour les marionnettes qui les méprisaient à l'évidence, mais qu'ils élisaient avec une fierté républicaine pitoyable.
J'ai abandonné la télé, les journaux, la radio, j'ai donné dans toutes les alternatives, car j'ai compris une chose.

La justesse se trouve plus souvent dans l'alternative que dans la normalité.
C'est l'alternative qui fait bouger le monde.
La normalité, la masse, elle tue, elle écrase, elle est stupide et elle perpétue ce monde horrible dont je ne veux pas. 
Regardez pour qui elle vote, cette belle masse populaire.

Aujourd'hui, le temps a passé sur mes convictions. 
Et si je sais très bien pour qui je joue, je ne sais plus vraiment pour quoi.




  • [rue] (Fiction) - La masse -, Gildas Puget, 10/11/2016

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