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[rue] (fiction) - La gloire ou le bonheur -


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  • From: Gildas Puget < >
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  • Subject: [rue] (fiction) - La gloire ou le bonheur -
  • Date: Mon, 14 Nov 2016 15:41:59 +0100

Quand on est plongé dans le milieu des arts de la rue et son entre-soi jusqu'au cou, on a besoin de temps en temps de prendre un peu de recul, et de se mettre du côté de la vie réelle. Et mon voisin de palier est parfait pour cela.
Comme c'est un type sympa et tout à fait normal, j'aime bien lui parler de ce que je fais, et à ses réactions je vois où j'en suis. Mon voisin de palier, c'est mon baromètre de respectabilité. 

Je me rappelle parfaitement, cet été, le moment où je lui avais tendu avec fierté la plaquette de Libourne avant qu'on aille y jouer. 
- Voila, c'est ça le programme du festival, t'as vu le nombre de compagnies?
Il avait parcouru du regard toutes ces photos foutraques et dépareillées, avant d'avancer avec concilliation:
- Ha ouais ça va être sympa!
Refroidi, en refermant la porte de mon appart, je m'étais dit qu'il ne pouvait pas comprendre. Bon sang être pris en in dans un festival de cette envergure, plein de collègues et de programmateurs, c'était comme une consécration! 
Mais le baromètre avait parlé, Libourne, au niveau notabilité, cela valait un "ça va être sympa"'.

Trois mois avaient passé. L'hiver se parant doucement d'un mois de novembre brumeux, nous partions jouer dans un centre culturel du pays Basque, ce qui offrait aux Normands que nous étions une perspective alléchante de ciel dégagé.
Le programme de la saison, épais et glacé, offrait une page entière à chaque compagnie, et son format conventionnel nous donnait un crédit très officiel au beau milieu de concerts classiques donnés par de grands ensembles, de compagnies aux danseurs musclés qui semblaient souffrir le martyre du grandiose, et de chroniqueurs de France Inter en solo, dont les podcasts du moment envahissaient Facebook.
Ecarquillant les yeux, mon voisin parcourait les pages, et me brandit celle où nous apparaissions:
- Ouah, la classe! Mais c'est génial, pour vous!…

Je tenais ma revanche, fanfaronnais un peu, et lui souhaitais une bonne journée.
Celle-ci commençait donc plutôt bien, et je rejoignais la compagnie en vélo jusqu'au local, en ressassant la vérité implacable que selon le baromètre, passer de la rue à la salle, c'est toujours vu comme une élévation de sa condition d'artiste. 

Avec un Rouen-Pau, Mélissa nous avait calé un départ la veille. Huit heures de route pure plus les temps de repas, les pauses gazoil, on ne peut pas le faire d'une traite, puis enchaîner le montage, l'échauffement et la représentation. 
L'ambiance était donc plutôt cool quand je retrouvais l'équipe, et on se fit le chargement dans la bonne humeur. On avait la journée devant nous.

La matinée fut longue. Bien sûr la première heure, ça discute à tout rompre, mais au bout d'un moment, l'excitation s'estompe. 
Il pleuvait des cordes, et avec la remorque derrière nous on roulait prudemment, d'autant qu'on n'a jamais trouvé le temps de changer cet essuie-glace pourri qui essuie partout, mis à part une large trainée pile devant les yeux.
Faire le tour de Nantes, c'est déjà interminable avec leur foutue rocade à 90, mais en plus tu roules pendant des plombes dans un no man's land végétal, et tu te demandes pourquoi on est tous à se trainer alors que la ville est à des kilomètres. Rajoute les bouchons en plus, et tu perds une heure rien qu'à en faire le tour.
C'est dingue ce que le camion peut ramer quand on est tous les six avec la scène en version salle, qui est plus lourde que celle de rue. Mais le problème en fin de compte, c'est plus le bruit. Au bout de deux heures exposé à un bordel pareil, ça te fatigue sans que tu t'en rendes compte.
Et là, on avait bien plus de deux heures.
Le midi, on s'est arrêté dans un Autogrill, pas le choix. C'était glauque à souhait, tout le monde autour de nous tirait la tronche, mais on a tenté de rester positifs.
Et l'après-midi s'est étiré au même rythme, avec de grandes longueurs d'autoroute en travaux, où tu roules à 90, malgré le tarif classe 2 au péage.
Julien s'est fait flasher sur les portions pourries après Bordeaux, où on dirait qu'ils ont posé des blocs de béton au lieu de lisser du bitume.
Pour changer, le soir, on a mangé à l'Arche. C'est pareil qu'Autogrill, mais ça change.
On est sortis à la nuit de l'autoroute, et il restait une heure de nationale pour finir. 

Personne pour nous accueillir bien sur, en salle c'est comme ça, les clefs nous attendaient dans une enveloppe à l'hôtel, un petit deux étoiles miteux. 
On a plaisanté un peu mais les non-fumeurs faisaient la gueule en découvrant que non seulement les chambres étaient moches, mais qu'elles puaient la clope. 
Impossible de garer le camion et la remorque sur leur petit parking, les bagnoles s'étaient étalées. Solidaire, je suis parti le garer avec Julien, on est les deux permis E alors on se soutient, et on est revenus à pied ensemble, ça nous a paru une trotte à cette heure. Tout le monde s'est couché bien crevé.

Le lendemain, montage. On a quatre heures de montage. Je ne me plains pas j'aime bien ça. Ce qui me plait moins, c'est que vu qu'on avait fini en début d'aprème en y allant tranquille, il fallait encore attendre pendant six heures avant de jouer.
Le centre culturel était tout en béton ciré, avec de longs canapés froids et contemporains près de l'accueil, mais on n'y est pas resté longtemps, tout raisonnait dans cette grande boîte vide, donc la compagnie s'est divisée entre les ordis dans les loges toutes neuves qui sentaient la peinture, et les télés dans les chambres d'hôtel.

Le technicien d'accueil est revenu une heure avant le début du spectacle, ça faisait du bien de voir un humain avec qui on allait pouvoir échanger un peu, même si cela n'avait pas l'air de faire partie de son profil de poste. 
Il nous a annoncé direct qu'il n'y avait que 18 résas.

Ca nous a anéanti.
On se regardait entre nous, avec 18 personnes ça allait être la misère. On allait souffrir aux moments interactifs, surement essuyer des refus de monter sur scène, et pour la franche rigolade  il fallait oublier, on ne dépasserait pas le rire contenu.
Julien, dégoûté parce que c'est lui qui a le plus long moment de relation public, montrait bien sa déception, et d'une phrase il a même évoqué qu'on annule si c'était comme ça. 
Vanessa l'a fusillé du regard. Bien sur qu'on en crevait tous d'envie, mais elle, elle bossait sur la date depuis un an.
Et le technicien a enfoncé le clou en nous disant que ce n'était pas le manque de com, le week end dernier, pour le chroniqueur, c'était plein.
Le poids de la culpabilité nous a pesé sur les épaules. Dans ce cadre, s'il n'y a pas de monde dans la salle, c'est de ta faute, tu ne remplis pas, tu n'es pas assez connu, tu n'es pas assez bon, c'est l'échec avant même d'être monté sur scène… c'était de notre faute, alors on n'allait pas en plus les faire chier en faisant scandale et en refusant de jouer.

On a fait une repré moyenne. 
On s'est donné avec la force du désespoir, mais il y a des conditions contre lesquelles tu as perdu d'avance. Disons qu'on a sauvé les meubles. 
Le soir je me serai bien saoulé pour oublier tout cela, mais perdu dans la pampa comme on l'était, tout était fermé, et comme Julien voulait rentrer, il n'y avait plus que moi pour conduire. 
On est rentrés se coucher dans une ambiance morose et résignée.

Le troisième jour, il a fallu remonter.
Ca aurait été si Julien et Vanessa ne s'étaient pas pris la tête sur une clause minimale de 50 spectateurs dans le contrat à rajouter ou non. J'étais du côté de Julien.
Quand je suis remonté enfin jusqu'à chez moi, j'ai croisé mon voisin sur le palier, qui sortait son chien.
Il m'a lancé:
- Alors, l'Athena, c'était comment?
Tentant d'être enjoué j'ai répondu:
- Nikel, une belle salle, bon pas beaucoup de monde, mais bien ouais, ç'est… ç'est chouette aussi de jouer sur de beaux plateaux comme ça!
Il a certainement senti que ça sonnait faux, mais il est sympa, il n'a fait semblant de rien. 
Quand j'ai refermé la porte derrière moi, j'ai poussé un grand soupir...

La gloire ou le bonheur, moi je préfère le bonheur.






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