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Je n'avais pas revu Toni depuis quelques années, depuis cette belle époque où
je faisais le Lido.
Il jonglait en autodidacte depuis un moment, et avait déjà pas mal tourné à
la manche; ça me faisait rêver et j'adorais discuter avec lui, découvrir son
expérience d'artiste baroudeur, moi qui n'étais qu'un étudiant; on avait
passé de belles soirées ensemble à Toulouse.
Je crois que je l'admirais un peu. Il avait un côté entreprenant qui me
manquait terriblement, et en ces années de formation, j'étais en douloureuse
quête de moi-même.
Mais il tournait de plus en plus, moi je passais ma vie à l'école, on avait
fini par se perdre de vue quand il était parti à Lyon monter une compagnie
avec un "associé", comme il disait. Passant par la gare de Peyrache, j'avais
eu la bonne idée de l'appeler, et on allait se retrouver, quelques années
plus tard, sur cette terrasse, c'était chouette.

Il est arrivé habillé tout classe, comme un employé de bureau, je ne m'y
attendais pas , mais ça lui allait bien et il était super à l'aise.
Trois années de vie de chapiteau m'avaient passé le goût de m'habiller et je
me sentis un peu pouilleux.
Pas très à l'aise je lui demandais:
- Alors monsieur Toni, ça va?
Il fit glisser son iphone sur la table en appelant le serveur d'un geste.
- Ça va super bien. Tu sais nous on travaille beaucoup sur ces périodes, avec
Noël qui arrive, les clients n'arrêtent pas d'appeler!
- Les clients?
Les vêtements, le vocabulaire, j'étais saisi d'un doute.
- Ouais, les clients!
Il sourit soudain, et je retrouvais son visage d'autrefois
- Enfin bon, je sais bien qu'il y a plein d'artistes à qui cela fait peur de
dire ça mais bon, ce sont des clients non? Ils nous achètent ce qu'on leur
vend!
Je fis une moue dubitative.
- Et comment elle dit ta vendeuse alors?
- Bon déjà, elle n'est pas vendeuse elle est chargée de diff…
- Ha oui ben je ne vois pas trop la différence.
- C'est peut-être ça le problème! Rigolais-je.
Il ne se démontait pas.
- Ouais ben elle te trouve beaucoup de dates?
Je repartis sur la même moue.
- Rhalala, Nico... je ne sais pas ce qu'elle utilise comme outil de
diffusion, mais en tout cas n'hésite pas, je peux lui donner des conseils si
tu veux!
- Comme outil de diffusion? Ben… un téléphone et des crayons je crois!
Il fronça les sourcils. Il s'inquiétait pour moi et sa sollicitude le rendit
soudainement sérieux. Il avait toujours été un peu paternaliste avec moi.
- Elle a bien une base de données non? Elle envoie des mailings, je ne sais
pas moi, comment elle fait pour administrer le fichier client? Elle a bien
une método, quand même!
- Ecoute, je ne crois pas vraiment en fait… c'est un peu une bille en
informatique, tu vois, je lui file pas mal de coups de main… mais elle a un
bon sens du contact. Et puis elle se déplace sur toutes les dates tu vois,
elle est dessus!
- Ouais ben moi je ne vais pas sur les dates et j'en trouve plein, et au
passage ça économise des frais d'hébergement et de restauration. Bon écoute,
t'es comment au niveau de l'intermittence là, tu veux des heures? Parce que
si t'es dans la merde je peux te filer des plans, moi j'ai plein de boulot et
j'embauche!
Un gel glacé s'insinua entre mes épaules. On avait bien fait quelques dates
cet été, mais c'était la sortie de créa, et donc loin d'être une vraie
tournée, il me restait bien quelques mois pour finir, mais vu que je ne
bossais quasiment pas l'hiver…
Je demandais, un sourire faussement ironique sur les lèvres
- Et c'est quoi tes "clients"?
- Bon ben si tu veux j'ai un contrat avec Carrefour, c'est un plan Père Noël,
c'est facile tu te fais prendre en photo avec les enfants, tu distribues des
bonbons, bon le plus dur c'est d'être debout toute la journée et le
déguisement qui est lourd et qui gratte, mais c'est 11 jours, 11 cachets.
Mon sourire se figea.
11 cachets? Bon sang, le quart de l'intermittence en un seul plan… et au même
endroit.
- Et sinon, je suis en train de former une équipe 4 pour Padaboum, c'est plus
compliqué ça demande une petite formation, il faut maîtriser une technique de
cirque, mais là c'est une vingtaine de dates assurées en décembre.
Je déglutis lentement.
- Padaboum? C'est pas la déambule que tu faisais y'a quelques années?
Le souvenir me revenait d'une déambulation kitchissime que j'avais vue sur un
marché, des costumes bleus un peu moyenâgeux avec de hauts chapeaux de feutre
à grelots, des massues, un jumbé et une conga.
- Si si c'est ça, on l'a retravaillée un peu façon Samba, Samba-Brésil-Père
Noël si tu veux, en fait il y a des danseuses Brésiliennes avec des plumes tu
sais, ça se vend super bien ça, elles sont à moitié à poil autour du Père
Noël alors je peux te dire que ça accroche les papas!
Il jeta la com sur la table de bar. D'un coup d'oeil le concept était clair.
La photo racontait tout. On aurait dit une affiche de revue parisienne pour
touriste chinois.
- En fait depuis que j'ai posé "animationrue.com", je cartonne, grosse montée
de chiffre d'affaires. Avec Didier on s'est positionnés en Rhône-Alpes, il a
fait un super boulot de référencement, et on a développé un catalogue qui
peut répondre à toutes les attentes. On a du Brésil, du Noël Trad, on a
Cow-boy qui marche pas mal, on a Médiéval toujours bien sur, on a Super
héros, Cinéma, Années 30, on a tout ce que tu veux, une vingtaine de
propositions en fait et le sur mesure aussi. On fait aussi du ballon, des
jeux gonflables, cracheur de feu, crieur public depuis peu, on fait plein de
trucs. Et on est bien repérés dans l'événementiel au niveau régional, on
commence à partenarier avec des grosses boîtes, mais on les plantera d'ici
peu, mon truc tu sais ce que c'est?
Il s'était rapproché de la table à mesure que la passion le prenait, et à
présent ses yeux brillaient d'un intérêt mystérieux.
- Je récupère tous les clients sur place, je ne les recontacte pas direct si
tu veux ,ou je leur place pas ma com dans la main je me ferai griller, mais
je les rentre en contact dans une campagne d'emailing par étapes qu'on a
construite avec des produits d'accroche, et ça mec c'est de l'outil de
diffusion pur, et comme on tue la concurrence au niveau tarifs, je me les
récupère. Après je passe en phase deux une fois que je les ai fidélisé, et la
troisième année je leur vends des produits plus complets avec des gros
tarifs. Mais de toute façon ils ont de la thune tu n'imagines pas!
- Ha bon?…
Je commencais à avoir froid et je refermais mon blouson. Toni lui, chemise
ouverte, brassait du vent avec ses mains comme un italien, semblant animé
d'un feu nouveau.
- Laisse tomber! Un jour je me mettrai au cabaret, tu sais, close-up,
danseuses et compagnie, parce que là ça brasse grave, mais bon pour l'instant
déjà arts de la rue c'est un secteur qui est bon, parce qu'on n'est pas
nombreux à avoir réalisé qu'il y avait une vraie demande pour ça.
- C'est marrant ce que tu dis, parce que vu les agendas des compagnies en ce
moment j'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup de demandes justement!
Il repoussa l'argument d'un geste et saisit une cigarette avant de m'en
offrir une.
Une toute cousue, j'allais pas refuser, d'autant que si je suis aux roulées,
c'est vraiment question économique, quand même.
- Nan mais de la demande pour des trucs sérieux je te dis! Evidemment, genre
pour des spectacles avec de la provoc, à moitié politique et avec tout le
tralala de morale, c'est invendable.
Tu sais quand je vais sur les festivals je suis halluciné la plupart du
temps. Je ne sais pas ce qu'elles ont les compagnies à aimer à ce point là
les décors pouilleux mais c'est impressionnant!
Aurillac on dirait qu'il y a un partenariat avec Emmaüs quand tu regardes les
scénos! Et puis toute cette mode de la looze là… dès qu'il y a un personnage
il faut qu'il soit nul, qu'il rate tout… franchement les mecs ils feraient
bien de voyager un peu et d'aller sur les festivals internationaux, là tu as
des trucs propres je peux te dire, qui font vraiment clean, et avec de la
prouesse, ça a de la gueule, ça fait applaudir, c'est efficace quoi! Nan mais
franchement en France il est malade ce milieu, il a un problème
psychologique! Tu crois pas?
Il me regardait avec une telle énergie, il était tellement outré, que je
n'aurais jamais osé lui teaser notre nouvelle créa.
- T'as peut être pas tort… mais bon les artistes ils veulent faire changer
les choses.
Il rigola de bon coeur en écrasant sa clope vigoureusement.
- Ha ouais, c'est bien connu, le monde a changé plein de fois avec des
artistes engagés!
Nan sérieusement, il y a juste un complexe avec le pognon ici, et un sale
délire autour de l'excellence culturelle, c'est très Français, du coup tout
le monde se la pète et animation c'est devenu un gros mot. Tu peux y aller,
aux états unis une star du jazz elle rechigne pas à jouer de la musique
d'ascenseur pour un banquet, et une stripteaseuse, elle est considérée comme
une artiste par tout le monde. Moi je crois que les gens feraient mieux de se
décomplexer, surtout dans ce milieu de la rue, où tout le monde se la joue
populaire et en fait se la pète cultureux.
Moi je fais de la vraie rue je te le dis! Viens donc faire les marchés de
Noël avec notre déambule du traineau magique, un vrai traineau à propulsion
électrique, vingt lutins jongleurs, six élans sur échasse, canon à confettis,
je vais te dire notre public il est populaire, et on lui donne du bonheur!
Son téléphone a sonné. J'essayai de ne pas écouter mais de ce que j'ai
compris, c'était une grosse commande. Il a raccroché et s'est levé.
- Un contrat à 18000, mec! Bon ben je suis dégouté mais il faut déjà que j'y
aille. Je te dis j'arrête pas en ce moment! Et bien écoute, ça m'a fait
plaisir de te revoir, c'est cool d'avoir appelé...
Et surtout, n'hésite pas! Il m'a tendu sa carte.
Je l'ai juste prise en souriant.
Et je suis resté assis là, longtemps.
Je me demandais si c'était un connard ou si c'était moi le connard.

Deux semaines plus tard, je conduisais le traineau.

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• [rue] (Fiction) - Boîte à outil -, Gildas Puget, 21/11/2016

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