Oui, j’écris trop. Mais au moins voici quelqu’un qui ne joue pas la carte opportuniste et qui ne change pas avec les années, je parle de toi Solen. Belle lettre qui remue des idées. Je te comprends Solen et je te reçois bien. Mais c’est sûr que tu es suicidaire, comme tous ceux qui disent des vérités. Je suis comme toi sur la notion de projet, je déteste les projets A 4, ça tue la création. A chaque fois j’imagine que Picasso doive déposer un projet au Ministère de la culture pour ses demoiselles d’Avignon, ll dirait quoi ? Il ferait une vague esquisse…et se ferait rembarrer comme trop moderne. Et puis j’imagine sans arrêt Artaud à la Drac, il crierait, éructerait, le pauvre conseiller-théâtre crierait “au secours cet homme est fou” . Je divise les artistes en 3 catégories ; les artistes sauvages, les artistes domestiques, les artistes de peluche C’est schématique, mais c’est sûr que les artistes de peluche, les paillettes de la télé et des émissions radio, les bankables, ils ont l’avenir pour eux. Je nous classe “artiste domestique” nous sommes capables de mordre, et sommes encore vaguement fréquentables A l’Unité, comme tu sais, nous avons joué la carte : “soyons malins”. Trichons. On payait aussi cher l’attachée de presse, que la production d’un spectacle, on savait que sans article du Monde ou de Libération, nous resterions des parias de la Culture. Parce que dès que t’avais un article dans la presse nationale, t’étais considéré. Un jour on devait mourir, et nous avons décidé de créer une pièce uniquement dédiée à une journaliste du Monde, Colette Godart, si je me souviens bien. On a joué à Villeneuve lez Avignon sur une crête, on n’avait pas de public, mais elle est venue, elle a fait une demie - page, nous étions sauvés, nous sommes devenus immédiatement artistes associés d’une structure culturelle à Saint Quentin en Yvelines, nourris, logés avec en prime de quoi vivre. La fin justifiait les moyens. On était en 1978. En 1981, nous étions résolus à exiger que Lang respecte ses promesses, nous espérions une petite rallonge , vu notre petite notoriété montante. Il s’appelait Rousselet le délégué des jeunes compagnies, il nous a annoncé que nous étions augmentés de 400% . On sautait de joie dans notre 2CV théâtre. Ensuite il nous fallait pour tenir la route jouer dans des lieux légitimes. Adieu le théâtre populaire, on a joué pour les riches à l’hôtel Lutétia à Paris, Mozart au chocolat, manteaux de vison et cie, on a eu toute la presse et une autre fois à l’Opéra Bastille et aussi à Avignon IN, avec un article de Libération qui nous a fait tourner dans le Monde entier pendant 20 ans. Oui, quelque part, t’as raison c’était une autre époque, pas besoin de chargées de diffusion , la boutique tournait toute seule, à tel point qu’en 1989, nous avons joué 150 fois, dans 4 continents on n’en pouvait plus et c’est là que nous avons choisi de nous exiler et d’entretenir une relation avec des vrais gens, là où tu sais dans le pays de Montbéliard. Et voilà , tout le monde nous a oubliés, nous sommes devenus des moins que rien. Les tournées se sont quasiment arrêtées. On a encore joué Vania 80 fois, Macbeth en forêt, 40 fois et cette année, je n’ose pas compter, nous sommes au bord de la faillite. Ce matin à 74 ans je faisais un atelier pour gamins de quatrième dans un collège de quartier, le drame c’est que j’aime me coltiner et me confronter à la vraie vie, aux vrais gens, avec le gosse qui s’appelle Ali, terreur des professeurs mais génial en théâtre. Je me répands en confidences à cause de toi. Ici chez nous à Audincourt, nous partageons notre lieu et nous ne trions pas sur dossier, nous ne voulons voir aucun dossier, on s’en fout. Parce que moi quand j’ai commencé le théâtre, j’ai frappé à la porte de la MJC d’Issy les Moulineaux, pour avoir une salle de répétition et le directeur Michel Arbonnier, ne m’ a posé aucune question, il m’a donné les clefs d’une salle et m’a juste dit : vous nous jouerez votre pièce. Je m’en souviens, et je veux que la porte de l’Unité reste ouverte à qui en a envie. Bien- sûr je suis découragé devant toutes les portes fermées, mais chacun dans notre coin, nous pouvons créer des petits lieux teintés d’ utopie, des petits univers à part, et puis même si je suis critique, se retrouver ensemble autour d’un verre de pineau, c’était un plaisir inestimable. Et puis le Pascal, il est irremplaçable, on a besoin de grandes gueules comme lui. D’accord ou pas d’accord, il interroge l’évolution du théâtre de rue qui est effectivement problématique. Et laisser filer Chalon dans la rue même avec ses défauts, cela me navre. "Invente ou je te dévore” ce sera ma maxime finale. Jacques Livchine Metteur en songes |
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