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[rue] Avec ou sans lui


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  • From: Chtou Qualité Street < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] Avec ou sans lui
  • Date: Tue, 14 Mar 2017 17:58:39 +0100

On a longtemps galèrés, Mat, Soso et moi, même si aujourd'hui notre calendrier de tournée est blindé de dates.
On a longtemps regardé les 10 pauvres lignes qui résumaient l'été qui nous attendait, avant qu'on monte ce trio.
Je ne sais pas vraiment comment ça marche, est-ce qu'on l'a mérité parce qu'on s'est donné à fond, ou est-ce que c'est un coup de bol, la bonne rencontre au bon moment, en tout cas, dès les débuts de la création, en résidence, on sentait le potentiel de ce qu'on faisait. On tenait un pur spectacle, ça vibrait.
On a joué la toute première fois en sortie de résidence dans une grange théâtre, en hiver. Le public s'était levé à la fin, et on n'avait jamais vécu ça, un salut aussi triomphal.

C'est là qu'on a rencontré Didier. Il avait une bonne dizaine d'années de plus que nous, une touche de vieux rock'n roll intellectuel lunaire, et une sacrée expérience du milieu. Il avait l'air de connaître tous les programmateurs de tous les festivals de France, et dans son catalogue il y avait des artistes qu'on admirait, et qui tournaient beaucoup. 
Comme on n'avait pas de chargé de diff, on a sauté sur sa proposition: il s'occuperait de nous diffuser, on toucherait tous un bon cachet, il pensait tranquillement pouvoir nous rendre tous intermittents, et puis lui il gagnerait la marge sur les ventes.

Quand on est rentrés cette nuit-là serrés dans la cabine en serpentant sur les routes à lapins, le camion avait des airs de boule de Noël tellement on avait des étoiles dans la tête. On tenait un super spectacle, on avait un chargé de diff, on allait tous devenir intermittents. C'était à peine croyable.

Didier a tenu parole. 
En 6 mois nos heures étaient pliées, et on avait déjà de beaux festivals qui tombaient l'année suivante. 
Il avait de l'ambition, et il voulait nous faire sélectionner pour des festivals pros, où on jouerait pour des centaines de programmateurs de salle. Comme il avait managé pas mal de groupes dans les années 90, et bossé dans un réseau de centres culturels, il croisait plusieurs mondes.
Nous, on tournait, le trio fonctionnait à tous les coups, et à chaque fois qu'il nous appelait, c'était pour ce genre de nouveau challenge. On était fans qu'il s'occupe de nous, et on le faisait bien marrer au téléphone. 
Quand on a vu le public ce soir-là, que des pros de la France entière morts de rire, applaudir à tout rompre, on a compris qu'on tenait vraiment un petit bijou.
Et cela a marché plus encore qu'on ne l'imaginait.

Parfois Didier nous rejoignait sur des dates importantes pour croiser du beau monde, mais il travaillait surtout de son bureau, normal, il avait un taf de fou à abattre. 
On était alors assez contents de se balader avec lui, même si ça changeait l'équilibre de la compagnie, on l'appelait Tonton, et puis il nous faisait rencontrer du monde, nous on jouait les artistes… 
Et puis au bout de trois ans de tournée, les choses se sont renversées.

On avait tellement joué, tellement croisé de compagnies, de pros, que c'était nous qui le présentions.
On se rendait même compte que cela faisait bizarre aux gens, quand on était avec lui.
Ils nous connaissaient tels qu'on était sur scène, un trio, sympa et drôle, et puis on avait vécu des choses fortes ensemble, des fêtes magnifiques dans les loges, des rapatriements en catastrophe sous la pluie, des moments partagés avec les bénévoles ou hébergés chez les programmateurs, tant de choses qui avaient créées des liens sincères entre eux et nous.
Alors quand arrivait ce quatrième élément, notre vendeur, que sa relation avec nous brouillaient les lignes, on a commencé à trouver ça bizarre. 
Et puis il n'avait plus grand-chose à nous apporter, en relations ou en promotion de la compagnie. On cartonnait, notre succès était tel que le téléphone sonnait tout seul. 
Mais nous, on avait toujours le même cachet. 

Et puis un soir, tard, on s'est retrouvé à discuter dans le jardin d'un hôtel, sur la terrasse du petit dej.
Et là entre nous on a mis cartes sur table. 
Les choses s'étaient renversées, on n'avait plus besoin de lui, c'était lui qui avait besoin de nous,  il fallait être clair... Et puis merde, la compagnie c'était quand même nous, elle nous appartenait!
Alors on l'a appelé. 
"Je suis vert… je ne comprends pas ce que vous me reprochez, je ne comprends pas ce que vous voulez me dire…" avait-il soufflé.
Mat assurait le conflit comme d'habitude, portable sur haut-parleur, en nous regardant d'un regard dur.
"Hé bien c'est simple merde, Didier, ce qu'on veut te dire, c'est qu'on veut travailler pour notre propre compagnie!"
"Mais je suis dans votre compagnie!" gémit-il…

Le silence qui s'est fait alors, dans nos gorges nouées, voulait tout dire.

Et il a raccroché.

Mat a lâché "C'est con à dire, mais une compagnie, c'est dans le camion, non?..."
J'ai hôché la tête, en regardant mes godasses.





Chtou


  • [rue] Avec ou sans lui, Chtou Qualité Street, 14/03/2017

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