Après mon quatrième verre de Vouvray - le Vouvray, je trouve ça
terrible avec le saumon - j'irai me planter devant Boutelet et
alors là:
- Soit je lui met ma main dans la tronche parce qu'il ne
comprendra jamais rien à l'excellent travail que je fournis sur le
territoire...C'est sportif, ça a le mérite d'être clair...Mais
c'est vivement déconseillé.
- Soit je lui rappelle que les onze maires de la com/com
pourraient bien le mettre en minorité et que ceci lui serait
surement fatal aux prochaines sénatoriales...Démocratiquement ça
se tient, mais c'est ignorer les équilibres et certains enjeux
locaux.... C'est vivement déconseillé aussi.
- Soit je m'applique à nouveau et je réussi à le convaincre. Mais
ça,
c'est vivement déconseillé aussi aussi...Car dans deux ans le
neveux fraichement BTSisé "gestion évènementiel" et émoustillé par
son premier Chalon/Aurillac prendra ma place sous la tutelle
avunculaire. Et ça, ça serait pire que tout.....
....Mon septième gorgeon est tiède (c'est comme ça qu'il se boit,
le Vouvrèy, en fin de pince-fesses) et la salle des mariages et
cérémonies est sérieusement dépeuplée, Boutelet est parti depuis
deux verres.
Reste André: " Eh Gérard! On va débriefer ça au local? Il reste
du cidre du dernier CA". "Du brut?". "Oui du brut". Qu'est ce
qu'on ferait ici sans André?
">
Je glisse mon maigre dossier sur la table, je
prends la place derrière le carton à mon nom, et je rajuste mon
gilet, qui a la perfide habitude de remonter quand je m'assois
depuis que j'ai repris du ventre.
Les poings posés sur la table, je prends le temps
de respirer lentement, comme à mon habitude, en balayant du
regard le tour de table, sentant monter en moi une sourde
angoisse.
Je suis drôlement impressionné par le nombre d'élus
réunis… et par la présence de supérieurs importants.
Onze maires, le type de la Drac, deux élus de la
région, le département, une dame des dossiers Leader, le fameux
Centre des arts de la rue national, et même, pour ne pas dire
surtout, Mr Boutelet, le président de la communauté de communes.
Bon sang, ils ont réussi leur coup,
Lézart de rue… Je rabats mon gilet et je griffonne quelques
notes au crayon gris, pour me donner une contenance, le temps
de bien me
préparer.
Mieux vaut me remémorer l'historique,
au cas où on m'interrogerait à son sujet.
La première année où le festival m'a proposé un
spectacle pour la commune, j'étais loin de penser que j'en
arriverai un jour à une telle réunion, prêt à défendre
l'événement alors même que Mr Boutelet y est au mieux indifférent, et au pire, opposé.
Bon, j'ai toujours été sensible à la culture,
mais en tant que Maire, je sais trop bien que c'est le dernier
souci de la majorité de mes administrés.
Franchement, en matière de visibilité
électorale, tu gagnes bien sûr beaucoup plus de crédit à l'AG du club des
sports, qu'à celle de "Lézart de rue", avec leur réputation
d'originaux pas très sérieux…
Mais il y avait dans le conseil municipal
plusieurs personnes qui connaissaient le théâtre de rue et qui
étaient très favorables.
Ca marchait bien dans les autres
communes, et on passait pour des idiots à refuser alors que tout le monde s'y mettait, et puis
surtout, ça ne coûtait pas grand-chose. Je
ne suis pas comptable de formation pour rien, alors pour moi,
l'aspect financier est important, et je sais que c'est pour ça
que j'en suis là. Un sou est un sou, et
je mets un point d'honneur à ce que l'on ne fasse pas de dépenses
inutiles.
Et on me demandait juste une aide des
services techniques, point final. J'avais tout à y gagner, et
j'ai fait le pari qu'entre les mécontents - je craignais un
peu le désordre dans la rue - et les heureux, les seconds l'emporteraient en
nombre.
Bref, j'ai dit oui, on a voté, et on
les a reçu.
La première année, il y avait 250 personnes.
J'étais très content, les Lézarts de
rue estimaient que c'était peu, mais en tout cas le spectacle
avait beaucoup plu, il faisait un temps magnifique, et j'avais
passé une journée
superbe où tout le monde me serrait la main, me félicitait
pour l'initiative, et les artistes m'avaient même remercié à
la fin de leur spectacle, un peu déluré, mais qui avait eu
beaucoup d'applaudissements.
A ce tarif-là, j'étais gagnant.
L'année suivante il y avait un 500 personnes. La troisième année, la jauge public était de 800
voire plus.
Philippe avait du racheter des fûts,
les commerces du centre avaient fait une belle journée, et
même les anciens
s'étaient déplacés au bourg pour voir un peu tout le bazar.
Il n'y avait rien à dire, c'était un
vrai carton. J'avais même un article dans le Ouest France à
côté des Lézart de rue et de Pichon, le député, une belle photo, j'y affirmais mon soutien à
cet "apport culturel pour une petite commune rurale comme
nous".
Quand, même, c'était une sacrée chance des
journées comme ça, et puis de pouvoir profiter de cette
équipe-là, de bénévoles et les programmateurs, qui
s'occupaient de tout.
Quand j'y pense, c'est cette troisième année ou le festival
a commencé à devenir "notre" festival.
C'est aussi l'année où on a décidé
avec Marise de loger des artistes à la maison.
Le tour de table des élus commence, et là
rapidement, je me sens très à l'aise.
Chaque commune résume en quelques
mots comment cela se passe chez elle, et je me rend compte que
tout le monde a la même
satisfaction. Rapidement, je sens que tout le monde est
derrière le projet, tous les maires félicitent Lézarts de rue,
et quand c'est mon tour de raconter, je fais une bonne prise
de parole en parlant de culture et de monde rural, et aussi le petit couplet
sur la chance qu'on a, et merci aux bénévoles. Bien joué
Gérard.
Autour de moi, les autres maires
approuvent du chef.
Vraiment, on fait tous front, et on
sent une vraie
cohésion des communes, dis donc, c'est pas courant ça.
La drac trouve cela encourageant, le département
rappelle qu'il donne des sous, la région promet qu'elle en
donnera, la nana de Leader est désolée parce que non mais
vraiment c'est dommage, et on en arrive à Boutelet.
Il a vraiment la classe.
Je n'en laisse rien paraître, mais
j'aurais aimé être un homme comme cela.
Il est jeune, fine barbe, il
ressemble vraiment à Edouard Philippe, tiens, et il est
tellement à l'aise… il a vite
fait de nous en imposer, c'est sur, il parle tellement mieux
que nous autres.
Et sans même une fiche!
Avec son regard clair, il nous fait un discours
d'une clarté limpide.
A un moment, je tiens bien son
regard, les yeux dans les yeux. Je rabats ce foutu gilet.
Il nous rappelle que le choix des élus de la
comcom, c'est avant tout de favoriser l'expansion économique,
et que tous les efforts qu'ils font, vont dans ce sens. Il
faut gagner de l'argent avant d'en distribuer.
Là-dessus, il a raison.
Il est assez honnête du reste, quand
il nous explique que pour lui la culture reste au second plan,
et que c'est un choix politique assumé de sa part, car il met
ses priorités ailleurs.
Bien sûr, les Lézart de rue
s'étranglent et brandissent des arguments de "droits à la
Culture" et de "vivre ensemble". Pas terrible.
Si la comcom ne suit pas, c'est clair
que le projet d'expansion du festival est cuit. Mais bon, ça n'a pas l'air de le
toucher du tout, Boutelet.
Les gens du Centre national de la rue passent la
parole à un invité, un président de communauté de communes
aussi, dans le Finistère.
Vraiment le même genre de type, la
quarantaine, dynamique et beau parleur.
"J'entends tout à fait vos choix politiques, et
bien entendu je les respecte et je n'entends en rien les
remettre en question, d'autant que je sais combien d'un
territoire à un autre, les choix politiques sont variables, justement parce que
les élus les adaptent pertinemment à leur territoire.
Pour tout vous dire, quand nous avons
lancé le projet des Abers, nous comptions également les
euros.
Mais le succès public, similaire en matière de
proportionnalité à celui que l'on voit ici aux premiers jours,
a été tel que nous avons vu naître des relations
intercommunales que nous n'aurions pas soupçonnées.
Aujourd'hui, je peux vous assurer que personne,
pas un seul des élus qui abondent le festival, ne serait prêt
à revenir en arrière.
Pour tout vous dire, de par
l'application associative locale dans le projet, sur chacune des communes
concernées, celles-ci ont commencé à entrer en relation d'une
manière nouvelle.
Et les gens se sont mis à circuler
dans leur propre pays, à une échelle intercommunale, ce qui
n'avait jamais été
le cas auparavant.
Les sites de spectacles étant
toujours choisi en fonction de leurs attraits, Les Abers ont
ajouté à la valeur culturelle, une valeur de découverte
touristique qui a créé, peu à peu, une culture commune.
Des projets intercommunaux ont vu le
jour, grâce à la facilitation de ces échanges, à tel point que
sur notre communauté de communes, qui autrefois somme toute
n'était qu'un conglomérat de communes étrangères les unes aux autres comme
c'est trop souvent le cas, Les Abers ont véritablement créé
notre identité intercommunautaire.
Aujourd'hui, c'est notre différence, notre
singularité, et tous s'accordent pour la défendre, car elle
nous constitue, et c'est la plus belle victoire de la
politique culturelle que nous avons menée.
Chaque année nous avons de nouvelles demandes de maires qui
toquent à la porte pour s'inscrire dans le festival.
Je peux vous le dire, Mr Boutelet, au
début, comme vous, nous comptions les euros.
Aujourd'hui, nous comptons les heureux."
Alors là, c'est un bon lui.
Tous les maires se sentent en phase,
ça nous donne du crédit.
Boutelet, lui, noie le poisson en
expliquant que seul il ne peut rien faire, mais on voit bien
que le gars du Finistère a marqué des points.
On passe enfin aux petits fours.
Faut que je me surveille, rapport au
ventre, mais merde, on n'a qu'une vie. Je papillonne d'un élu
à l'autre.
J'écoute Boutelet d'une oreille, en faisant de
semblant de m'intéresser à ce que André me raconte.
Je crois que c'est cuit pour le
festival, il ne changera pas d'un iota.
Dommage. Mais bon, les belles aventures, hé ben
il ne peut pas y en avoir partout. ..
Allez, je vais recraquer pour un
petit blini au saumon.
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