Le plan « Culture près de chez vous » porté par Françoise Nyssen constitue un retour en arrière, expliquent les principales organisations du spectacle vivant. Il est temps de mettre vraiment en place l’acte II de la décentralisation
Monsieur le président de la République, en juillet 2017, une lettre signée par la plupart des artistes de la scène contemporaine vous avait été adressée. C’était un mouvement inédit qui prenait au mot la modernisation que vous prétendiez incarner. Elle aurait dû vous intéresser. Cette lettre dressait un panorama de la situation de notre pays : la jeunesse qui peine à trouver sa place, la République menacée par une rupture d’égalité entre les territoires, la fraternité attaquée par les identitarismes, la crainte du déclassement qui frappe nombre de nos concitoyens, le développement du nihilisme sous la forme de radicalités violentes.
Forts de ces constats, nous vous avons proposé un acte II de la décentralisation culturelle, convaincus que le besoin de culture aujourd’hui est comparable à ce qu’il était au moment de l’invention de notre politique culturelle. Nous avons appelé à la mise en place de nouvelles alliances et configurations avec les autres champs ministériels ; nous avons proposé une grande séquence expérimentale telle que l’Etat a le pouvoir d’en décréter. Nous avons surtout dit qu’il fallait renforcer l’implantation des équipes artistiques et des lieux d’art, partout sur le territoire. Ces lieux d’art, petits ou grands, ruraux et urbains, sont les seuls lieux publics qui nous restent. Ils doivent redevenir des lieux de socialisation, d’émancipation, de constructions collectives, de fête, de fraternisation, de délibérations populaires, de nouveaux usages partagés, pour la plus haute créativité de tous et de tous les secteurs. C’est une tâche difficile, tant l’appauvrissement, les sophismes, la défiance, les intérêts identitaires se sont installés dans les têtes et les discours.
Nous étions prêts à imaginer, à recréer l’élan d’un aggiornamento de l’action publique des arts. Et nous avions cru trouver une écoute attentive et un intérêt pour ces propositions. Pourtant, la politique qui nous est proposée aujourd’hui est une défiguration de ces idées.
Mme Nyssen tient pour assuré que son budget n’augmentera pas. Cette timidité est le signe que notre ministre n’est pas soutenue par votre présidence. Une nouvelle fois, nous désespérons de voir une volonté budgétaire à la hauteur des enjeux et nous redoutons les effets catastrophiques d’un gel qui ne serait pas levé par la ministre, comme le demanderaient sa fonction et son honneur. Ce serait une première. La colère serait immense.
kits culturels parisiens
Au titre des idées neuves, nous avons entendu le programme « Culture près de chez vous » et notre effarement est total : le schéma proposé est un incroyable retour en arrière. Il écrase et méprise toute la politique de décentralisation mise en place contre une vision paresseuse, vénale et embourgeoisée de la culture, qui n’était qu’un paternalisme intéressé. Le programme « Culture près de chez vous » n’est pas moderne : il est désuet, il est embarrassant. Il dépêche Paris et ses institutions nationales, Paris et ses théâtres privés, Paris et ses gadgets et kits culturels tout prêts, au secours de ce que notre ministre a nommé les « ségrégués » ou les « délaissés ».
Alors que le ministère de la culture relève qu’il subventionne à hauteur de 139 euros chaque habitant de l’Ile-de-France et seulement à hauteur de 15 euros les autres citoyens de notre pays, le choix est fait de privilégier la circulation des œuvres créées à Paris, accroissant ainsi le déséquilibre. Et quelle image réduite de l’excellence artistique !
Au lieu de renforcer les moyens des lieux culturels existants, de leur permettre d’augmenter leurs actions expertes, délicates, dédiées à des territoires, au lieu de créer avec la jeunesse artistique et avec la population de nouveaux élans et de nouvelles alliances, vous leur envoyez nos prestigieux opérateurs nationaux – qui sont nos camarades et ne demandent certainement pas à être traités ainsi – et les nouvelles tournées des théâtres privés. Cette politique était celle de la IVe République !
Depuis un an qu’avons-nous eu ? Des chorales dans les établissements scolaires, la Comédie-Française et le théâtre privé au secours des campagnes, l’obstination pour un « Pass culture » dont nous savons qu’il est démagogique et voué à être une dépense sans effet ou, pire, aux effets pervers.
Sur le plan culturel, on nous promettait l’élan d’un John F. Kennedy, nous redoutons le retour d’un René Coty. Il est angoissant de voir surgir un ministère qui répugne tant à défendre ce qu’il a lui-même construit. Il faut maintenant se mettre au travail et mettre en œuvre une politique culturelle sérieuse et vraiment moderne.
C’est pourquoi, une fois encore, nous vous rappelons nos propositions : nous demandons un acte II de la décentralisation culturelle, nous demandons un financement et une organisation de cette politique au sein du ministère de la culture et avec les collectivités territoriales. Nous pensons que ce financement passe par un programme d’investissement d’avenir. Nous sommes impatients de débattre enfin de ces propositions, de les développer.
Des lieux nouveaux, hospitaliers et toniques, une créativité libérée, une jeunesse rassurée et souveraine dans l’organisation de son existence, la vision d’un pays inspirant dont la joie de vivre a toujours compté pour le monde, c’est cela que nous vous proposons. Vous vous devez d’entendre les artistes de votre pays, surtout quand ils vous disent loyalement leur volonté de trouver la modernité qui rompt les séparations et redonne élan à la vie des individus et des collectifs.
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Marie-José Malis, présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) ; Robin Renucci, président de l’Association des centres dramatiques nationaux (ACDN) ; Jean-Paul Angot, président de l’Association des scènes nationales (ASN) ; Christian Sebille, président de l’Association des centres nationaux de création musicale (ACNCM). Ce texte est également signé par l’Association des centres chorégraphiques nationaux (ACCN).