La question posée est donc celle-ci : « l’espace public peut-il encore être l’espace des possibles ? » Quels sont les objets concernés ? L’espace public, la rue, le théâtre, l’utopie et les puissances exerçant une domination (l’État, les capitalismes et les technologies). La question présuppose qu’il y a de « l’espace public » et que celui-ci est saturé ou occupé de telle sorte que les possibles semblent avoir disparu. La nécessité règnerait dans l’espace public.
Que peuvent faire les citoyens, et parmi eux les artistes, et parmi ces derniers le théâtreux de rue, et parmi ceux-là les artistes d'Ilotopie, pour limiter la tyrannie de cette nécessité et faire s’épanouir à nouveau non pas cent fleurs mais quelques possibles ? Cet emboîtement de domaines de questionnement, malgré leur homogénéité, tend à maintenir hors de question l’existence même de l’espace public, habituellement tenu pour donné. C’est précisément ce présupposé qu’il faut interroger.
Le premier problème posé par la notion d’« espace public » est qu’elle est tenue pour aller de soi tandis que sa détermination précise rencontre les plus grandes difficultés. La notion d’« espace public » est fondamentalement polysémique. Je voudrais d’abord montrer qu’aucun espace public n’existe a priori (a), que l’espace public est une fonction qui dépend de certaines opérations (b), qu’enfin, conséquemment, l’espace public est nécessairement pluriel[1], provisoire[2], opératoire : l’espace public est une pratique (c). Mais, auparavant, il faut déterminer ce qu’est l’espace (1).
Il y a espace public parce qu’il y a d’abord de l’espace. Qu’est-ce que l’espace ? L’espace absolu, celui qui existe avant toute délimitation ou toute division en lieux, est précisément à la fois infini et un[3]. L’espace du monde, où le monde comme un, selon une unité familière, se donne à expérimenter[4], est toujours déjà donné et il est impossible d’en nier l’existence. Autant je puis me représenter un espace sans rien, autant il m’est impossible de me représenter un endroit où il n’y aurait pas d’espace. Donc, l’espace est originairement à la fois infini, un et commun. Nous nous trouvons tous dans ce même espace originaire, celui qui existe avant toute division et dont nous percevons l’inquiétante homogénéité, la capacité d’être sans aucune différence. L’espace originaire est sans limite et menace ainsi tous les êtres limités. Cette illimitation, souvent désirée comme une preuve de sa puissance, est en réalité l’indice flagrant mais universel de notre vulnérabilité[5].
Il est donc le sol pour une expérience de l’unité, celle que l’on obtient non pas par le travail et l’effort de disposer d’un point de ralliement, mais par la seule reconnaissance du caractère transitoire, morcelé, des existences singulières, c’est-à-dire telles qu’on puisse en faire abstraction. Il y a une violence particulière de cette spatialité originaire : elle nie la valeur des différences spatiales et considère tous les êtres finis comme un état passager, comme une micro-différence dans la massivité de l’espace.
Sur cette spatialité originairement indifférenciée, se constituent les espaces, c’est-à-dire des délimitations, des circonscriptions d’espaces, des morceaux d’espaces, dans lesquels la loi régnante n’est plus l’indifférence du tout infini et commun, mais une loi singulière, celle d’un corps ou d’un signe, celle d’une chose qui, là où elle est, impose à un morceau d’espace son existence indiscutée, en deçà de toute parole, ou celle d’un dispositif signifiant qui, là où il peut être perçu, tente d’imposer le principe herméneutique qui le constitue aux consciences qui viendraient à le rencontrer. Cet espace infini est partagé en morceaux : l’espace un et originaire est la condition des espaces locaux.
Ainsi, l’espace originaire est la condition de son partage et de la localisation d’un être qui est dès lors en mesure d’exister, en tant qu’occupant de cet espace. Si l’espace originaire était celui de la communauté fondamentale, c’est-à-dire d’un vide universel, l’espace dérivé, toujours pluriel, est celui des corps et des choses. Ainsi, toute singularité prend non seulement sens mais aussi existence si et seulement si elle est assignée à un morceau d’espace. C’est vrai pour le corps singulier, de chair et de sang, dont l’entour forme une limite sacrée, infrangible[6], comme pour les corps virtuels, les entités fictives, comme le « corps mystique », la nation, l’État, etc. Pas d’être, pas de sens, sans un morceau d’espace où être assigné.
Pas de sens en effet, car l’opération de la signification est fondamentalement un mouvement de déplacement du signe vers une signification ou un sens ; la mobilité fondamentale supposée par ce déplacement de la conscience du signifiant vers un signifié quelconque est fournie par la seule pluralité des corps. La pluralité des corps est elle-même mise en forme comme pluralité – et non pas comme masse confuse – par la pluralité des signes. L’épinglage d’un corps par un signe fait de celui-là un être à part entière, c’est-à-dire dont les parties forment un tout délié des autres corps. Ainsi, le corps et le signe, le corps qui substantialise le signe, le fixe et le charge de réalité, le signe qui nomme le corps, le désigne et le différencie, sont les deux moments d’un système unique grâce auquel le langage et la réalité s’ordonnent mutuellement. Autrement dit, la pluralité spatiale des corps et la pluralité herméneutique des signes sont réciproquement condition l’une de l’autre.
La perception d’une pluralité quelconque suppose un point de vue à partir duquel une unité, celle d’un tout, est possible. C’est pourquoi l’espace originairement un, en tant que totalité, est une condition de cette perception[7] ; à quoi s’ajoute le fait des corps réels et différenciés en tant que morceaux d’espaces en rapport les uns avec les autres selon des rapports spatiaux. Mais la conscience comme pouvoir synthétique de penser ensemble une pluralité donnée est l’autre condition, sans laquelle aucune pluralité ordonnée n’est donnée. Autrement dit, sans une opération synthétique qui relie ensemble des représentations des corps ou leurs signes, pas d’espace unique et commun. Si l’infinité transcendantale de l’espace originaire semble une condition nécessaire, l’opération synoptique, dans la perception et dans le signifiant, semble l’autre condition sine qua non. Donc pas d’espace caractérisé par une pluralité quelconque sans une opération. Cette opération est répétée par chaque conscience sur le modèle culturel fourni par l’éducation et les pratiques qui intègrent le nouveau-né dans le monde social qui l’entoure.
Cette organisation de l’espace en étendues différenciées commence par le recouvrement et l’épinglage des corps par le manteau des signifiants. Si bien que chaque être humain surgit dans un espace qui est déjà un monde, c’est-à-dire un système cohérent de corps et de signes, au sein duquel il apprend à s’orienter en devenant un être parlant et un être signifiant, donc placé, situé, rangé, dans la topologie propre à chaque société. Être, ce n’est pas seulement occuper un morceau d’espace : c’est aussi interpréter correctement les relations de ce morceau d’espace avec les autres espaces. En somme assimiler la topographie, aussi bien celle dessinée par les représentations englobantes, idéologiques, civilisationnelles, que celle articulée par les représentations normatives fines et qui s’appliquent par exemple à chaque pièce d’une maison ou à chaque partie d’une architecture complexe.
Sur cette loi du langage où s’énonce le partage et la répartition des corps et de tous les espaces sociaux, se constituent les ordres sociaux plus complexes. Mais la pluralité initiale est instable : les corps peuvent s’associer tandis que leur puissance individuelle varie. La nécessité de stabiliser les rapports fluctuants de pouvoir implique une segmentation régulière de l’espace et de l’ordre du signifiant ; une assignation fonctionnelle pour chaque corps et une code d’emploi pour les signifiants (qui fait usage du signifiant, quand, où, en vue de quelles fins ?).
Cette segmentation cohérente de l’espace, en tout cas suffisamment stabilisante, suppose une puissance qui puisse passer à travers les espaces. C’est le souverain : une puissance tyrannique (elle doit pouvoir briser les obstacles) mais réglée de façon à homogénéiser les espaces humains en un monde[8]. Travail grandement facilité par l’imposition réciproque des corps et des signes. L’épinglage des corps par des signifiants prépare l’articulation du pouvoir et de la réalité.
L’espace est donc non seulement de l’étendue physique, où des corps se rapprochent et s’éloignent, jaugeant leur puissance mutuelle, mais aussi un langage. Tout espace est une topologie : un discours investissant, créant, des lieux. De même, tout discours institue une topographie : il grave, dans l’espace social de son énonciation, un espace d’élocution ou d’écriture, et un autre espace, parfois collé au premier, d’écoute ou de lecture. Tout espace social est quadrillé par des relations communicationnelles.
Toute société est formée par une telle topologie qui assigne chaque activité à des lieux déterminés et impose à tels endroits telles opérations qui ne peuvent avoir lieu ailleurs sans transgresser plus ou moins violemment un ordre social qui quadrille la totalité de l’espace social, selon quelques carcéralités dures, très localisées, et surtout, généralement, selon des segmentation molles, mais actives partout. Des micro-logiques sociales de quadrillage structurent chaque espace local ayant une identité ou une fonction ; mais elles en peuvent avoir d’effets d’organisation qu’à la condition d’être reliées à une macro-logique de segmentation, de partage et de répartition des activités sociales et partant de toute l’existence humaine[9].
La conséquence des analyses précédentes est qu’il n’y a pas d’espace public de fait. Aucun espace n’est, dans l’absolu dédié à une activité particulière. Certes, leur aménagement matériel permet plus aisément telle activité ou rend plus difficile telle autre. Mais, absolument parlant, presque tous les lieux sont susceptibles d’échapper à leur finalité initiale.
Autrement dit, un espace est dominé par une règle d’usage qui est en réalité un impératif. Le signifiant « abribus » énonce un « Tu dois ! » ; par exemple, tu dois attendre ici le passage de l’autobus ; ce qui implique des interdits : « tu ne dois pas prendre ton petit-déjeuner dans un abribus ! » ; etc. Donc, si chaque espace est assigné à une fonction qui n’est pas donnée mais ordonnée, et sans doute facilitée par la disposition matérielle de cet espace, il reste que chaque espace peut être modifié par la décision d’y faire autre chose que ce à quoi il a été socialement prévu (que ce soit du fait d’une autorité visible et officielle, ou bien du fait des traditions ou des coutumes).
Ainsi, apparemment et généralement, le théâtre de rue est la décision de faire du théâtre en dehors des lieux prévus à cet effet et de développer ainsi une jouissance plurielle des lieux. Apparemment en effet car le théâtre de rue n’est pas un espace public mais un espace artistique dans lequel une troupe s’empare d’un espace déterminé et y fait régner l’empire de son activité, convertissant de force les passants en spectateurs. La fonction d’espace public revient lorsque le contenu du spectacle est commenté et sert effectivement à faciliter d’un côté l’élaboration d’une expérience politique ou globale de soi-même et, de l’autre côté, la formation d’un espace communicationnel sur les effets et les significations politiques du spectacle. Phénomène qui dépend de la capacité de ces spectateurs à se transformer en public caractérisé par une position d’analyste et pas seulement de jouisseur (au sens bourgeois, c’est-à-dire tel que l’objet de la jouissance ne remet jamais en cause la position sociale du spectateur).
Cependant, cette modification de l’espace, qui certes suppose une volonté de ne pas obéir aux impératifs dispersés dans les espaces sociaux et matériels, n’est fondamentalement possible que parce que la répartition impérative est elle-même arbitraire, comme le signifiant est arbitraire, c’est-à-dire relève d’un collage qui implique une hétérogénéité originelle des morceaux ajointés (un morceau d’espace et une activité déterminée, un signifiant déterminé et un signifié particulier).
Si un espace est public, cela ne peut être une conséquence de son organisation matérielle ou de sa destination. Il ne l’est que parce qu’une activité le rend tel. dès que cette activité s’interrompt, l’espace qui était public redevient un morceau d’espace assignés aux fonctions antérieures.
Par exemple, un boulevard n’est aucunement en soi un espace public. C’est une voie publique au sens romain du terme, c’est-à-dire accessible à tous. Mais que s’y passe-t-il ? Des actes innombrables relevant tous de la vie privée : des passants se rendent au travail, chez des amis, chez eux ; des commerçants y font du commerce. Tous ces actes, quoique se déroulant sur la voie publique sont totalement des actes de la vie privée et sont protégés par la garantie constitutionnelle du secret de la vie privée. Autrement dit, ce que nous appelons sans trop y réfléchir « espace public » est un emboîtement indéfini d’espaces privés communs. Le partage local de l’espace y est d’ailleurs réglé mécaniquement. Les règles de la politesse (c’est-à-dire du moindre choc) régissent les mouvements des piétons ; les règles du code de la route ceux des véhicules motorisés ; des rapports de force régissent ponctuellement des micro-situations (les voies de fait).
Ces espaces supposés publics sont en réalité recouverts par des normes certes législatives, mais aussi traditionnelles, enfin technologiques. Les voies « publiques » au sens juridique sont comme tout l’espace social : caractérisées par l’atomisation personnelle. Chaque personne agit en fonction d’intérêts qu’elle croit individuels. La segmentation domine partout et a pour conséquence que les actes quotidiens sont reliés à des morceaux d’espaces considérés comme des structures vides disponibles pour un usage privé intermittent.
Chaque « sujet » est pris dans ses pensées et ses soucis, de telle sorte que les espaces traversés et utilisés sont privatisés en permanence. Les autres sujets sont dans des postures analogues. Les espaces de communication sont envahis par des entreprises privées. Lorsque Oskar Negt construit la notion d’« espace public industrialisé »[10], il est manifeste qu’il ne désigne pas un espace public de fait mais l’usage possible d’un espace communicationnel existant de fait. En analysant les difficultés rencontrées par la mise en forme de l’expérience prolétarienne, qui cherche un « espace public prolétarien », il avance trois critères de l’espace public : l’autonomie, la position de sujet et l’existence d’une expérience personnelle de sa propre vie sociale, expérience suffisamment mise en forme pour être communiquée et pour servir de contribution à la formation d’un projet politique cohérent.
Une voie publique dans laquelle les sujets ne communiqueraient entre eux que des informations personnelles et utiles à leur déplacement ne pourrait absolument pas être un espace public. Il y a donc espace public si et seulement si, premièrement, une communication existe entre des sujets posés mutuellement comme égaux, et, deuxièmement, une communication organisée sur des aspects eux-mêmes publics ou suffisamment collectifs.
En effet, la télévision, sous sa forme prostitutionnelle[11], ce qu’on appelle la télé-réalité, qu’on devrait plutôt nommer télé-intimité[12], est bien un espace communicationnel et public, semble-t-il, étant donné les masses de citoyens qui la regardent. Mais l’exhibition de la vie privée (d’un simulacre de vie privée en réalité) et la présence universelle de « publicité commerciale », y compris hors des flashes publicitaires proprement dit, font que ces espaces communicationnels apparemment publics ne le sont pas puisque du privatif, des images d’intimités et des images de propagande (politique et commerciale), constitue essentiellement le contenu de la communication.
D’autre part, les espaces publics médiatiques ou technologiques sont caractérisés par des oligopoles, formes très favorables à l’institution mécanique de rapports de domination. Malgré la propagande à ce sujet, on voit mal pourquoi l’internet, qui est d’abord une technologie, changerait quoi que ce soit à ces espaces publics ou communicationnels industrialisés : on n’y rencontre que de la communication classique mais qui change de support ou des flots de micro-exhibition. L’internet, loin d’avoir contribué à l’invention d’un nouvel espace communicationnel, n’a fait que répéter ce qui existait déjà, c’est-à-dire un usage privatif d’outil de communication.
Conséquemment, tout espace communicationnel public au sens du nombre ou de la facilité de l’accès n’est à proprement parler « public » que si les sujets qui y interviennent s’en servent certes pour élaborer leur propre expérience en vue d’une vision synoptique de la société. C’est cet usage et cette finalité qui convertissent un espace communicationnel à usages privés en véritable espace public. Ainsi, l’espace public est une fonction et une pratique, jamais une donnée matérielle ou de fait.
L’espace public formé par l’organisation juridique de l’activité politique n’est pas non plus un véritable espace public. La philosophie politique classique, sous la structure participative à la fois individuelle et collective du contrat, s’est efforcée de donner forme à une pratique politique qui implique chaque sujet en l’incitant à s’élever à un point de vue universel ou en tout cas suffisamment général pour pouvoir viser, dans ces décisions pratiques et politiques personnelles, un « intérêt général », un « bien public », une existence cohérente et volontaire dans le « domaine public ».
Cette philosophie politique classique a donné lieu à la double forme de la délibération législative et de la discussion publique à travers la presse et par le moyen d’écrivains publics ou de publicistes, c’est-à-dire d’intervenants dans la presse et contribuant à la formation rationnelle et argumentée d’une opinion publique intelligente et capable d’améliorer l’homme et la société. Tout se passant comme si le débat public à travers la presse, en réalité aux yeux d’un public cultivé, et le débat législatif étaient un seul et même espace public, articulant la légitimation par l’élection et celle par la compétence ou le savoir (une sorte de compromis entre l’exigence platonicienne du savoir en politique et du consentement démocratique de tous à l’action du pouvoir).
L’espace public délibératif, où la justification rationnelle sert à rendre acceptable les décisions prises, demeure la forme fondamentale de l’espace public contemporain[13], même si les formes de justification sont devenues plus nombreuses et moins homogènes. Mais, la difficulté tient au fait que les acteurs de ces espaces publics sont toujours les mêmes : les enfants des classes cultivées ou les admis extraits des classes « incultes » au sens bourgeois du terme. Les héritiers ou leurs égaux en terme de culture et de savoir utilisable dans la société bourgeoise. En sont exclus tous ceux qui n’ont pas les moyens psychiques et intellectuels de s’exprimer de manière audible dans l’espace public délibératif.
Les requêtes de style, un certain usage de la référence, le recours à des figures littéraires, l’humour ou l’ironie, la rhétorique en général, les procédures de légitimation ou de disqualification, sont des opérateurs de sélection parmi tous ceux qui auraient le droit d’intervenir dans l’espace public. Des censures explicites aux dispositifs sélectifs implicites ou de fait, bien des obstacles font de ces espaces publics délibératifs la propriété d’une classe sociale déterminée et limitée, appropriation masquée par l’existence ponctuelle de quelques grandes figures parlant pour les prolétaires, pour ceux en tout cas qui ne peuvent y accéder réellement.
D’autre part, la mise en forme de l’espace public communicationnel délibératif est aussi une structure politique pratique. On voit mal comment sa fonction, débattre mais en vue de prendre une décision, faire du législatif qui vise à l’exécutif, faciliterait d’une quelconque manière l’élaboration personnelle de leur existence sociale à ceux qui n’accèdent pas au pouvoir législatif. On voit mal comment cette forme, muette à la fois sur les objets à propos desquels légiférer et sur qui est habilité à prendre la parole à leur propos (qui sont les experts ? à propos de quoi ?), pourrait par sa seule vertu, devenir accessible à ceux qui, de fait, n’ont pas de voix ni de voie pour exister dans un espace public singulièrement privatisé ou réduit à une classe sociale particulière qui a peut-être les moyens de faire croire qu’elle est universelle.
La confiscation de l’espace public effectif par une classe sociale, grosso modo la bourgeoisie, rend douteuse l’hypothèse même qu’un espace public réellement commun puisse seulement commencer d’exister. Autrement dit, chaque classe sociale, ou même chaque groupe de citoyens, ne peut pas être transformé en acteur politique par un autre. Il doit nécessairement faire lui-même cette opération, c’est-à-dire passer du statut octroyé de sujet de la politique (au sens d’assujetti) à celui, volontaire et autonome, de sujet du politique (au sens d’opérateur).
Cette modification n’est pas seulement un effet de la volonté, dans la mesure où être acteur du politique suppose une vue d’ensemble de la société et de sa place ainsi que de son histoire. L’acteur politique a donc besoin d’une représentation de son expérience globale, représentation qui la situe non pas comme un destin ou une série de faits, mais comme un processus existentiel et socio-culturel, susceptible de faciliter la représentation véritable d’un ordre social : autrement dit, seul le sujet capable de penser son histoire personnelle comme un moment de l’histoire du tout de la société peut avoir une réelle pertinence politique. Cela suppose qu’il soit sorti du mythe du destin individuel aliénant et du contre mythe de la liberté de choix.
C’est là qu’intervient l’espace public communicationnel à visée politique émancipatrice. Cet aspect est absolument essentiel. Mon histoire de vie, autant dans ses aspects psychiques que sociaux, m’est fondamentalement dérobée, inconsciente. Si je m’associe avec d’autres sujets afin de multiplier les regards sur cette double histoire, elle peut dévoiler le caché et favoriser une émancipation psychique et sociale, simplement par l’élaboration progressive, collective, de son expérience existentielle et sociale. L’espace public non pas délibératif mais cognitif permet à chacun de se reconnaître dans la représentation de l’expérience des autres.
Des rencontres sont nécessaires et des échanges, de telle sorte que l’expérience individuelle est replacée dans son contexte social et retrouve une continuité. Cela suppose une série de décisions qui sont autant de transgressions. L’ordre social n’est pas seulement un quadrillage de lieux et d’activités ; il est aussi une répartition des possibilités d’être humaines, si bien que certaines d’entre elles sont posées comme appartenant à tel ou tel groupe, tandis que d’autres ne sont même pas en droit d’y seulement songer.
Ainsi, la participation active à un espace public communicationnel cognitif exige plusieurs conditions. D’abord, la décision d’être l’analyste légitime et le narrateur patient de sa propre histoire. Ensuite, celle de désobéir aux injonctions disqualifiantes provenant des mondes culturels de classe qui répètent et barrent l’accès à la compréhension des infra-structures. Enfin, celle de s’associer sans être menacé ni enrégimenté dans des groupes porteur de schémas explicatifs déjà constitués ; donc de disposer d’une finalité longue et indéterminée dans son contenu. c’est précisément là qu’intervient l’espace public cognitif émancipateur. Collaboration dialectique et modèle heuristique de la recherche en commun. Comment éviter le dogmatisme ?
Le problème des espaces publics politiquement constitués est qu’ils prétendent avoir déjà trouvé les causes de l’aliénation et les moyens de l’émancipation. Aussi, le sujet assujetti, en désir d’être acteur, passe d’une domination extérieure mais ciblée et extradée vers des groupes sociaux hostiles à une domination invisible qui consiste dans l’inféodation à des mythes rigides de libération.
La difficulté est donc de constituer un véritable espace public, à intention cognitive, mais dont le contenu empirique favorise, sur le mode du vécu et non sur le mode de l’adhésion discursive, une mise en forme progressive et globale de son expérience individuelle.
Cependant, si l’espace public est une structure, une forme intellectuelle pratique, en acte, elle existe aussi grâce à une cartographie matérielle, déjà donné. C’est la grande difficulté : l’espace public est une manière de communiquer ; mais c’est aussi une technologie d’urbanité, une spatialité déjà disponible et qui préforme les grands cadres dans lesquels des rencontres communicationnelles d’espace public sont possibles.
L’espace public est un espace de rencontre, ce qui implique une reconnaissance mutuelle, un code et un lieu matériel ou communicationnel (qui peut s’appuyer sur des technologies atopiques).
[1] Pluriel parce que la société l’est aussi. Cependant, cette pluralité n’est aucunement une preuve du caractère démocratique d’une société. D’autre part, cela n’empêche pas de penser que les tentatives de réduire cette polysémie et de la ramener à une unité synthétique sont inévitablement des gestes politiques qui visent une domination aussi totale que l’est la synthèse obtenue.
[2] C’est-à-dire autant que durent les opérations qui assurent la fonction qu’est l’espace public.
[3] L’analyse transcendantale extrait, au terme de son analyse des conditions de possibilité de l’expérience spatiale commune, cette forme qu’elle qualifie ensuite, in fine, de première.
[4] À vrai dire, une telle expérience n’a jamais vraiment lieu ; nous faisons l’expérience d’un monde déterminé : celui de maison, de notre famille, de notre quartier puis de notre région ; l’expérience du monde est une construction psychiquement et socialement très tardive. L’enfant que nous avons été n’a d’abord aucune idée, même vague, du monde. Ce qu’il appelle un « monde » n’est qu’un espace imaginaire tout à fait congruent à son monde familier, dont simplement quelques objets sont modifiés en fonction d’une qualité générale (comme dans le monde des fées ou des chevaliers, ou même les mondes historiques). Du monde en tant que tel, peut-être aucune expérience n’est possible, sauf affective, c’est-à-dire sans objet limité – ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où le monde est l’englobant universel, ce qui est au-delà des limites. Ainsi, le monde dont nous pensons faire l’expérience est toujours une limitation particulière du monde réel, lequel dépasse toute formes de représentation.
[5] L’espace indifférencié est le monde des morts ; que l’on a tort d’appeler un monde ; outre qu’il est la négation de tout monde, il serait mieux représenté comme un espace infini et totalement vide.
[6] C’est la raison pour laquelle le cadavre est dérobé et remplacé par une pierre ou une chose solide : non pas tant pour éviter le spectacle angoissant du cadavre mais pour éviter la contestation matérielle et donc morale de la limite du corps mortel qui manifeste une porosité catastrophique qui peut aussi envahir le monde des vivants.
[7] À vrai dire, la notion de cette spatialité originaire et fondamentale est surtout destinée à rendre compréhensible le double fait de la communauté des corps et de l’édification des différences, laquelle commence par une donnée sensible : si les corps portent par eux-mêmes des différences, celles-ci sont des rapports et exigent une conscience qui relie ces corps au moyen d’une signification qui les rassemble en une idée.
[8] Le mythe platonicien de Gygès, la tyrannie symbolisée dans l’invisibilité et l’ubiquité du tyran, montre à rebours que le pouvoir capable d’ordonner la société doit occuper un espace déterminé et être visible de tous côtés. Sa spatialité est donc certes hégémonique mais comme cadre, c’est-à-dire laissant des morceaux d’espaces libre aux citoyens (lesquels, dans la culture démocratique athénienne, était par ailleurs des micro-despotes dans leur maisonnée).
[9] Voir notre article : « Rue et théâtre de rue. Habitation de l’espace urbain et spectacle théâtral », paru dans Espace et société, n) 90-91, février 1998, pp. 145-166.
[10] Cf. Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Payot, 2007, p. 65.
[11] Cf. nos articles : « Télévision et prostitution: l’économie fantasmatique de la télévision », dans La Voix du regard, n°14, automne 2001, pp. 96-98. Et : « La télévision : école de la prostitution ? » dans les Cahiers du cinéma, n° 596, décembre 2004, p. 67-68.
[12] « Recyclage et télévision. Remarques sur la "télé-intimité", le capitalisme et la prostitution », dans La Voix du regard, n° 18, octobre 2005, p. 13-28.
[13] Habermas, dans L’espace public, p. 10, reconnaît que tout son livre porte sur l’espace public bourgeois ; qu’en est donc exclu la sphère publique plébéienne qui est « restée, au cours de l’histoire, réprimée ». Avec la Révolution Française, est entrée dans l’histoire une sphère publique qui s’est défaite de son aspect littéraire dont les sujets ne sont plus les couches cultivées mais le peuple. Continuité dans le mouvement Chartiste, le mouvement ouvrier, les traditions anarchistes ; mais « qui restent déterminées par les perspectives propres à l’opinion publique qui s’appuie sur les confréries et la fraternité ». Cette sphère publique plébéienne reste très différente des formes acclamatives et plébiscitaires propre « aux régimes dictatoriaux des sociétés industrielles avancées ». La sphère publique bourgeoise renvoie à un public constitué par des personnes privées faisant usage de la raison, l’opinion publique plébéienne est illettrée, l’opinion publique plébiscitaire est post-littéraire (p. 11). L’hypothèse de fond est que ces deux formes, plébéienne et plébiscitaire, sont des « variantes de la sphère publique bourgeoise ».
Bonjour à tou-te-s,Tout d'abord, mille mercis pour les nombreux échanges que nous trouvons sur ces listes. Nous sentons au travers de ces échanges des cœurs qui battent, qui se battent.La lecture du (effectivement) controversé Mathieu Bock-côté, au sujet de la "nouvelle censure de l'extrême gauche racialiste", m'a amené à une question qui n'a rien à voir avec ce délicat sujet.Dans son article, Bock-côté cite à 5 reprises "espace public"."Espace public"J'ai l'impression depuis 1 an de n'entendre que ce terme.Les CNAR sont devenus CNAREP ;Chalon dans la rue est devenu "festival des espaces publics" ;Les appels à projet doivent regorger d'allusion, de citation du terme "espaces public" comme, il y a quelques années, nous devions citer le terme "intergénérationnel" toutes les 4 phrases.Mes questions :- Qu'entend-on exactement par Espaces publics ?- Qui est à l'origine de l'utilisation systématique de ce terme partout, pour tout ?La rue n'est-elle pas l'essence même de l'espace public, que l'on soit dans une grande ville ou un village de 29 habitants ?Voilà.Cela n'est peut-être pas très clair, mais cette question me taraude.Ma crainte dans tout cela serait que cette appellation nouvelle soit le fruit d'une longue réflexion institutionnelle, laquelle aurait "proposé" aux actrices et acteur de ce secteur son utilisation.Dans ce cas, comment ne pas voir une forme d’obéissance à une bureaucratie qui sans cesse cherche à faire rentrer dans des cases des individus dont la mission réelle réside justement dans la disparition de ces même cases.Voilà, j'espère que certain-e-s d'entre vous éclaireront ma lanterne.J'essaierai un autre jour de mûrir une autre réflexion concernant l'accessibilité financière des œuvres dîtes d'espace public, à moins qu'entre temps, vous ne m'ayez renvoyé dans mes couches.D'avance merci !Yann.--Association Théâtre en cour(s)
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