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[rue] Critique de Barbecho Urbano


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  • Subject: [rue] Critique de Barbecho Urbano
  • Date: Tue, 21 Aug 2018 00:42:57 +0200

Natxo Montero_Danza Barbecho Urbano : une jachère perverse ?

 

Cette « jachère urbaine » articule quatre espaces socialement exclusifs et un récit qui s’emploie à défaire la narration. Cette structure, certes classique dans le théâtre de rue, repose encore une fois la lancinante question : qu’est-ce donc que nous avons vu ?

Le premier espace, matériel autant que symbolique, c’est le parking, vidé de ses bagnoles. Geste inaugural de contestation de l’empire bagnolique, de la terreur automobilistique, du règne des chauffards et des beaufs, également signe de l’assignation réciproque des lieux et des fonctions. Sur cet espace politiquement conservateur, sont posés un plateau de danse, une plage, enfin un espace circassien.

Mais ces trois espaces sont conservateurs chacun pour soi. Même l’enfant qui surgit, à tête de cochon, à trottinette, et qui s’amuse, impose sa loi au lieu ; d’où le passage à la danse. La succession, en boucle, de ses moments d’enfance et de danse classique, tend à briser la grande croyance : à chaque lieu son activité, à chaque activité son lieu. La topologie du pouvoir est son premier mode d’existence : s’approprier un lieu, en contrôler le sens et l’usage. Ici, le principe est l’exténuation et la subversion de cette topologie par la variation incessante de l’activité. Une fois accepté ce point, l’esprit du spectateur renonce à un récit qui avance et peut donc se diluer dans un désir sans objet, dans l’acceptation d’une destitution toujours possible de ce qu’il voit, d’un effondrement des corps assignés à des formes directrices.

Mais que faire du masque de cochon ? Sans doute lisse-t-il les transitions. Cependant, il introduit un autre espace esquissé : la pornographie. Le cochon est, depuis le xviiie siècle, le signifiant de l’orgie sexuelle. Une allusion à Pornokratès de F. Rops (1878) hante ce spectacle et peut-être aussi Porcopolis de Berta Tarrago (2011). Le cochon, pas seulement en pays auvergnat, est un être multiple : le cochon-restaurant, le cochon-traumatique, le cochon-peau, le cochon-hédoniste, le cochon expérimental, le cochon-métaphysique et le cochon-artistique (1). C’est pourquoi, ce spectacle, apparemment si léger, si enfantin, convoque un objet obscur, insoluble dans la simple contestation du sérieux de la danse classique ou contemporaine. Apparaît du coup un autre territoire.

Loin de figurer seulement une régression anale, le jeu avec le sable concentre l’enfance dans un signifiant univoque : la tour de sable, élément du paysage masculin infantile. Le chorégraphe est un homme, en partie inapte à éprouver la vision féminine de l’enfance, plus liquide, plus cosmique, plus apaisée. Le masque de cochon accentue la signification de la perversité, fil sous-jacent de cette danse décomposée. Les bravades du cochon masculin font signe vers une virilité angoissée.

Le plateau de danse classique est souffrance. La voix de Philippe Jaroussky, certes sublime du point de vue de la conscience classique, est tirée vers le bas par la souillure de l’enfance anale. Dans l’espace nu, se croisent et alternent les corps chorégraphiques et les corps régressifs, jusqu’à une imprévisible synthèse circassienne. Quel sens accorder à cette communication ? Au fond de tout danseur, un cochon sommeille ? Au tréfonds de tout spectateur, un cochon pervers s’assoupit-il ? Au cœur de tout enfant, se tient un être polymorphiquement pervers, affirme Freud (2). Certes, ce spectacle si innocent, en apparence, croise-t-il, en sous-main, l’obscurité radicale de l’objet du désir. Cela fait-il oublier la banalité du propos et le caractère conventionnel de la réalisation ? Le pénible sentiment d’avoir vu cela cent fois ?

Jean-Jacques Delfour

1. Cf. notre conférence, 20 août 2011, Aurillac : « Portée anthropologique et philosophique de l’effacement de la distinction entre l’être humain et l’animal ». « Ode philosophique à notre frère le cochon ». Reprise dans Petit abécédaire des haines salvatrices, Paris, Klincksieck, 2013.

2. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, OCF VI 58-181, PUF, 2006.




  • [rue] Critique de Barbecho Urbano, jean-jacques delfour, 21/08/2018

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