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Re: [rue] Mort de Clément Méric


Chronologique Discussions 
  • From: "jean-jacques delfour" ( via rue Mailing List) < >
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  • Subject: Re: [rue] Mort de Clément Méric
  • Date: Sat, 15 Sep 2018 10:44:51 +0200

Dans l'idée de contribuer à la réflexion, à la suite un texte que j'écrivais quelques jours après le meurtre.

L’extrême-droite : cet obscur objet du désir

Au-delà de la douleur, insondable, indicible, d’avoir perdu un fils, un frère, un ami, la mort de Clément Méric, le 5 juin 2013, considérée comme un fait social, est une aubaine : l’occasion de remaniements psychopolitiques dont tout le monde peut bénéficier, sauf la famille et les amis qui devront tisser des réaménagements assortis d’une perte sans compensation. Pour tous les autres, le gain historique, émotionnel, politique et pratique est certain.

Grâce à cette mort, l’hydre de l’extrême-droite, qu’on avait cru capturée et donc apprivoisée par le Front National, revient sur la scène de l’histoire. Ce retour du passé est rassurant. Sous l’apparente inquiétude perce une certaine joie de constater la continuité de l’histoire, c’est-à-dire un amortissement de la nouveauté du présent, et l’inscription dans des filiations politiques glorieuses. La réputation que notre monde est si transformé par les innovations que la conscience historique instruite des expériences du passé perdrait sa capacité d’éclairement est finalement plus anxiogène que la répétition du passé, fût-il fasciste. Pourtant, il n’est pas sûr que le « retour du fascisme » soit le problème politique le plus déterminant.

Grâce à cette mort a lieu une réhabilitation de l’émotion en politique. Dominé par les gestionnaires rationnels et apathiques, le pouvoir était devenu un morne calcul pesé et négocié dans d’obscurs cénacles bureaucratiques. Et voilà que, tout à coup, le droit est de nouveau vivace et légitime d’éprouver des affects politiques et d’agir mû selon leur orientation. Contre la raison calculatrice mais castratrice, chacun a reçu, du fait de cet événement, une autorisation d’accroissement d’intensité.

C’est rien de moins qu’une jouissance politique amplifiée qui se joue là, au point de devenir, afin d’en garder le contrôle, un impératif éthique, un devoir de vigilance, une mobilisation hyper-morale soudainement radicalisée. Sous la pression du crime politique, l’engagement personnel fait souffler le vent des grandes causes dans l’existence banale. Ainsi, cet appel véhément à la moralité radicale peut se contenter d’être un appel radical à une moralité indéfinie, en se passant de toutes les médiations, négociations, stratégies nécessaires pour « moraliser » réellement n’importe quelle pratique sociale. D’où l’usage de la manifestation et du slogan : deux sociabilités sans obstacles, simplistes, faciles, évidentes.

Grâce à cette mort, droite et gauche trouvent un sol d’unanimité, qui repose de la conflictualité traditionnelle, multiforme et variable. Le tiers fasciste repoussé, condamné, haï, fournit le plaisir de faire corps face à une source du mal clairement identifiée. Bouc émissaire réellement criminel, il assure avec sa fonction purgative, une fonction de rassemblement. Cependant, l’unanimité dans la condamnation vise aussi à se prémunir soi-même contre le désir de meurtre. Tout acte criminel dû à un motif politique suscite la tentation de recourir soi-même au meurtre. Ainsi, chacun doit faire un effort sur soi-même et tenir fermement les pulsions déchaînées. Le héros politique est à portée de tous : il est vécu à chaque fois qu’une conscience surmonte victorieusement la tentation de la barbarie, non pas seulement celle de l’autre, à laquelle il faut s’empêcher de coller, mais aussi la sienne propre, à laquelle il faut s’empêcher de céder. Mais, parfois, sous les haros, sourd une obscure et honteuse admiration pour les fascistes : tout le monde voudrait tuer ses adversaires ; chacun y songe, eux le font. On envie en douce, derrière la condamnation, le culot, comme un reproche indirect et insu à sa propre faiblesse. La véhémence des protestations s’explique aussi par le regret de devoir renoncer à la violence.

Grâce à cette mort, l’attention publique est déplacée et concentrée sur d’infimes groupuscules, la plupart du temps un quarteron de gredins égarés manipulés par quelques illuminés vaguement politisés. À la faveur de ce leurre, la lumière frappe encore moins l’impuissance volontaire et dosée des politiques, les collusions à peine secrètes entre partis présumés rivaux, l’aménagement systématique de l’impunité des Léviathan financiers, l’injustice fiscale, la favorisation constante des riches, à droite comme à gauche, au détriment de la classe moyenne et des pauvres, la criminalisation des résistances des travailleurs, les chasses à l’homme. Main dans la main, nous sommes tous incités à communier dans une unique, impérative et commode réprobation.

Grâce à cette mort, la politique se trouve soudainement chargée d’un sérieux nouveau. Elle sombrait dans la palabre : des mots en guise d’action. Avec cet événement, la politique redevient une chose grave : elle quitte pour quelques jours son costume de gestionnaire, fade à pleurer, pour endosser celui, contrasté, de la vie et de la mort, où les larmes ont un sel grâce auquel on se sent plus vivant.

Grâce à cette mort, sont recyclés des figures sacrificielles très anciennes, susceptibles de susciter une forte empathie et d’orner d’un rouge magenta la cause antifasciste aussi indéfinie soit-elle. Pourtant, les morts en martyre s’effondrent dans l’oubli et le bénéfice politique semble si mince, avec le recul, que l’examen un peu froid de ces événements laisse percer la certitude irréductible d’un scandale irrécupérable, impossible à verser au compte d’un progrès quel qu’il soit.

Rien ne ressuscitera l’enfant tué. Rien ne recouvrera l’abyme où des salauds l’ont enfoncé et piétiné, rien n’effacera le scandale de cette mort qui ne sert finalement à rien, qui sera toujours trop grande pour tous les rôles qu’on veut lui faire jouer. L’accroissement de jouissance est inévitable. Cependant, utiliser cette mort pour recycler le manichéisme en politique, pour mobiliser les troupes, pour étayer la cause antifasciste, pour disjoindre la droite « normale » de la droite extrême, pour ce qu’on voudra, est obscène. Ces manœuvres, compréhensibles car elles révèlent aussi un effort de garder l’enfant tué parmi les vivants, attestent à la fois un désir de politique et l’indice de sa raréfaction.


Le ven. 14 sept. 2018 à 22:04, francoismary < "> > a écrit :
Le verdict du procès des meurtriers a été rendu ce soir.

Agnès Méric, la mère de Clément, a commenté sobrement : «L’incarcération, ce n’est jamais une victoire. Ce qu’il faut, c’est continuer à lutter contre ce qui fait le terreau de l’extrême droite.»

Bien à vous,
François


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