J'ai acheté avec ma femme la maison en pierre dont nous rêvions, en Creuse, où nous pourrons à loisir accueillir enfants et petits-enfants dans le confort et la quiétude. 

Nous disposons d'une indemnisation de retraite importante, et je dois vous dire la satisfaction que j'ai de pouvoir à présent occuper librement chacun de mes jours, de l'écriture au voyage. J'ai 63 ans, je suis encore en pleine forme, et je me réjouis de pouvoir jouir pendant longtemps librement de la vie, dans l'abondance et la sécurité.

Savez-vous qu'arrivé à la retraite on est encore plein d'envies et de lendemains?
Puisque vous avez tant concouru à mon bonheur, la teneur de mon dernier message n'aura qu'un but: vous aider à mon tour, en vous partageant mon expérience et mon analyse de votre situation et de votre avenir en tant qu'artistes. 

J'espère ainsi, une dernière fois, vous être utile autant que vous l'avez été pour moi.

Vous le savez, ma formation première était la comptabilité. 

Je vais donc principalement vous parler d'argent, puisque ce n'est pour moi ni un problème, ni un tabou, ni une culpabilité. 

En revanche, pour la majorité d'entre vous, l'argent deviendra une frustration quotidienne, et au final son manque un empoisonnement.

Puisque j'ai un certain âge, je vois autour de moi nombre d'artistes intermittents arriver à la retraite. On communique très peu sur le montant de celles-ci. 

J'ai donc mené ma petite enquête auprès d'amis, et j'ai pu constater la fourchette suivante: 
Ceux qui ont énormément tourné, environ 120 dates par an, avec des cachets entre 150 et 200 euros, s'en sortent honorablement avec des retraites à 2000 euros en moyenne.
Ceux plus nombreux qui ont bien tourné, environ 80 dates par an avec des cachets de 120 à 150 euros dégagent des retraites à 1500 euros en moyenne, ce qui est, vous le verrez à mon âge, la limite basse du confort.
Ceux, et il s'agit de la majorité, qui ont tourné environ 50 dates avec des cachets à 100-120 euros, peinent à dépasser les 800 euros mensuels. 

Ce qui est en dessous du seuil de pauvreté.

Amis artistes, il faut pleinement réaliser, en conscience, que la majorité d'entre vous, je parle ici de vos amis, de vos proches, allez finir vos jours dans l'indigence. 

Vous ne pourrez vous payer ni l'autonomie en cas de pépin, ni la qualité de la nourriture et du gîte adapté, ni bien sûr la liberté de loisir. 

Aujourd'hui cela vous semble lointain et vous haussez les épaules en vous disant que vous le savez bien, mais que votre vie aura été belle. 

Hé bien quand ce futur sera le présent, je crains que vous ne soyez autant en rage et en désespoir que le sont certains de mes amis. 

Pour vous aider à l'éviter, voici quelques conseils.

Tout d'abord, si vous le pouvez, renoncez.
Une fierté mal placée et c'est toute votre fin de vie qui en pâtit, croyez moi le jeu n'en vaut pas la chandelle. Si vous ne tournez pas suffisamment vous courez à la catastrophe. 

Tant que vous le pouvez, et si la maîtrise de votre ego le permet, basculez vers le régime général.

Ne vous sous-vendez pas. 

Aujourd'hui les tarifs chutent, ils sont anormalement bas, c'est un programmateur qui vous le dit. 
Vous désirez tourner donc vous vous bradez, à votre décharge pour la plupart vous n'avez pas conscience des tarifs que les autres pratiquent, alors vous agissez dans la peur, ou par lâcheté.
Pour avoir commencé ma carrière dans le milieu musical, je pourrais vous décrire comment nous en sommes venus à voir des groupes de 6 ou 7 musiciens se vendre 300 euros... 

Se vendre si peu cher, c'est irresponsable, c'est indigne, c'est scier la branche sur laquelle vous, mais également tous les autres, êtes assis.

On ne peut réduire le tarif d'un spectacle au coût plateau, il faut bien entendu tenir compte de la jauge qu'il peut assumer. Un spectacle pour 100 personnes ne peut coûter très cher. Mais du moment que vous pouvez assumer une jauge de 400, de 600 personnes, vous valez 600 tickets. Ce n'est pas rien. 

N'ayez pas peur d'avoir un coût, le programmateur ne sort pas l'argent de sa propre poche.

Il faut ajouter au tarif la valeur artistique. 

Un spectacle a une valeur artistique, et cela se paye. 

Un artiste à 120 net, c'est le clown d'anniversaire de Mc Donald. Artistiquement c'est nul, mais un type se déplace pour travailler. 
Si vous avez une valeur artistique, il est inimaginable de se vendre au coût plateau. 

Il faut vous vendre à votre valeur.

Voici une fourchette des prix qui se pratiquent:
Un bon solo coute entre 1200 et 2000 euros.
Un don duo entre 1500 et 2500 euros.
Un trio, un quatuor, de 2000 à 4000 euros.
En dessous, c'est idiot.

Et puis songez donc, ajoutez seulement 200 euros à votre tarif de vente. Si vous avez 30 dates, cela vous rapporte 6000 euros dans l'année. N'en auriez-vous pas un crucial besoin pour les frais mécaniques par exemple? Pour un homme comme moi, 200 euros sur un contrat, c'est tout à fait négligeable, je vous le dis honnêtement.

Aucun programmateur n'a pour fierté de programmer le maximum d'animations pour le budget le plus restreint, nous voulons tous programmer des Artistes, et leur coût les crédibilise. 

L'artistique n'est pas un bien de consommation courante, c'est un produit de luxe.

Evitez les boîtes de portage, smart et autres, et obtenez votre licence.
Bien sûr les frais sont réduits, mais vos marges de manoeuvre aussi. Vous gagnerez énormément en souplesse si vous pouvez déclarer vos répétitions selon vos souhaits en taux et dates. 

Et une licence, c'est la base d'une compagnie. 

Nous devons combattre l'atomisation artistique, cette individualisation qui précarise le milieu. Déjà les grandes troupes ont disparu.

Une compagnie est un creuset artistique cent fois plus créatif qu'une série d'artistes individuels. Or la licence permet de rassembler les artistes autour du même projet en les déclarant plus librement. 

Bien entendu, cela implique des frais de structure, ils sont légitimes! 

Eux aussi sont à ajouter au coût de votre spectacle. 

Ne vous laissez pas séduire par les bas taux pratiqués par ceux qui au final vivent de votre travail, embauchez une administratrice, formez une compagnie.

Déclarez-vous à la sacd. 

Comprenez que tous les organisateurs d'événements ont une ligne budgétaire dédiée aux droits d'auteur, cela n'est pas considéré comptablement dans le tarif artistique. 
Vous obtiendrez une retraite complémentaire si vous êtes de ceux qui tournez beaucoup, mais même si vous ne faites que peu de dates, c'est un salaire complémentaire hors charges qui vous revient de droit, et qui a été obtenu de haute lutte. 

Beaucoup condamnent ces organismes en dénonçant les chiffres importants que les perceptions représentent. Dites-vous que vous avez droit à une part d'entre elles. 

Le droit d'auteur est une conquête sociale, c'est aussi un revenu complémentaire.

Enfin, soyez exigeant avec vous-même pour devenir exceptionnel.
De nos jours, on vous demande de plus en plus d'actions culturelles, de visites en coulisses, d'explications du processus de création, nous sommes à l'aire du château de la star académy, ne vous laissez pas embarquer dans cette déconstruction du mythe de l'artiste, vous n'êtes pas un artisan, un faiseur de spectacle, un animateur aux techniques aguerries.

Au regard de ma vie auprès des artistes, est-ce que mes souvenirs les plus forts concernent ces moments ou ceux-ci se sont montrés tout à fait humains, où j'ai pu apprécier leur labeur méthodique, décortiquer les méthodes les plus triviales? 

Non bien sûr, les meilleurs moments sont les claques que l'on prend en pleine poire par des artistes qui nous semblent venus d'ailleurs.
Tous, programmateurs, techniciens, administratifs qui tournons autour de vous, nous ne rêvons que d'être à votre place. 

Alors nous faisons tout pour nous rapprocher de vous, pour être au plus près de votre magie et pour la comprendre. 

Gardez la cachée.

C'est son mystère qui fait tout son sel, soyez uniques, soyez différents, soyez inatteignables, c'est ce que vous avez de plus beau à nous offrir.
L'art est sacré.

Voilà, je sais que tout ceci est parfois bien trivial, mais que voulez-vous, à l'heure des comptes, c'est ce qu'il m'a semblé le plus utile de vous transmettre. 

Passé cet ultime échange, c'est évidemment pour tous nos rêves partagés et pour les chimères faites réalité que je vous remercie.

Je vous souhaite une belle carrière, de beaux succès, beaucoup de plaisir, et de déguster savoureusement ce bon plat qu'est la vie.

Et je vous souhaite, à vous aussi, de ne pas manquer le dessert.