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[rue] - Fiction de rue - " Tremplin "


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  • Subject: [rue] - Fiction de rue - " Tremplin "
  • Date: Wed, 24 Oct 2018 15:20:34 +0200

Je le revois encore, à califourchon sur une chaise, les bras croisés sur le dossier, il devait avoir quarante cinq ans et portait avec classe un vieux cuir qui lui donnait des airs de baroudeur planétaire.
Ce qu'il était, d'ailleurs. Nous on sortait de scène, trempés de sueur, galvanisés par le succès, on glissait dix centimètres au-dessus du sol et ça m'avait donné l'assurance de l'accoster.
C'était une sorte de modèle pour moi, une figure de la rue, j'avais adoré chacun de ses spectacles, et j'étais autant grisé de partager les loges avec lui que par le carton qu'on venait de faire.
On échangeait sur le milieu des arts de la rue, et comment y faire sa place en tant que compagnie, quand il m'a fixé droit dans les yeux.
— Si ton premier spectacle n'est pas excellent, autant changer de compagnie. Un bon buzz sur le premier, c'est la donne de base pour poser un nom. 
Mais ça ne suffira pas, c'est au deuxième que tout commence. C'est pas parce que tu cartonnes avec un premier qu'il faut faire le coq, crois-moi, j'en vois qui se la pètent à la première standing ovation mais c'est pas fini... Si tu foires ton deuxième, tu vas dans la fosse commune rapidement, bien sûr tu peux tourner, surtout en t'appuyant sur le premier, mais en renommée, tu es grillé, c'est foutu, tu resteras dans le ventre mou de la profession.

Il avait une façon de cligner de l'oeil qui vous donnait envie de poser genou à terre et de lui jurer allégeance. 
J'acquiesçais, conquis, en me félicitant d'avoir enchaîné deux spectacles qui tournaient à fond, ce qui m'autorisait à partager ce moment de complicité.

— Vous, vous avez eu deux succès, c'est bien, votre nom commence à circuler, j'aime bien ce que vous faites, c'est singulier. Mais le plus dur à vivre pour vous, c'est maintenant. Parce que le vrai climax d'une compagnie, c'est sa troisième créa.
— Ha ouais, tu crois? Osais-je… A la fois, si tu en as déjà fait deux qui cartonnent, tu as de bonnes chances d'en faire encore un de bon, si tu gardes la même équipe!
— Non. Même si tu as du talent, tu peux en faire un mauvais. 
C'est plus compliqué que cela, un bon spectacle ça demande plus qu'une bonne équipe. Je connais des mecs bourrés de talent qui, à un moment, ont sorti un spectacle archi mauvais dans leur parcours….
Il avait raison, et ça commençait à m'angoisser.
— Si tu fais un bon troisième, là on te considère comme solide, tu deviens une compagnie pérenne, tu es respecté et attendu. 
Ta vie va rapidement s'améliorer, parce qu'avec trois spectacles en tournée tu vas avoir une belle intermittence, tu gagneras assez d'argent pour ne plus avoir à t'en soucier. On va te parler avec admiration, et tu vas découvrir de nouveaux lieux, te lier d'amitié avec des mecs importants, tu vas parler avec de grands artistes qui te considèreront comme leur égal, ta nana et les gens vont t'aimer et ta vie sera belle. 
Par contre, si tu foires le troisième, tu retombes dans le peloton. 
L'échec va entacher le nom de la compagnie et même le succès des deux premiers sera sali. 
Tu auras loupé le tremplin, tout le monde dira "ils sont bons, mais ils se sont essoufflés", et là tu es cuit. 
C'est le jeu... alors déconnez pas les mecs, bossez, et vous loupez pas sur le suivant. C'est la lumière ou l'ordinaire...
J'ai acquiescé en silence, on s'est fait un tcheck, et il m'a planté là.

Même si j'étais ravi de cette rencontre, j'avais une petite boule au ventre. C'était criant de vérité ce qu'il disait. 
On en était à un tournant décisif. 
Devenir une compagnie respectée qui "cartonne tout le temps", ou faire partie de la masse de ceux qui font des trucs bien, des fois.
Julie est venue me refiler une bière du catering, et j'ai trinqué avec gravité.
— Ca va? T'as l'air bizarre!
— Non, laisse tomber… allez, à la prochaine créa!
— Yeaaah! A la prochaine créa!

Une semaine plus tard, on était en résidence. 
C'était la première fois qu'on était aidé par de la prod, un festival nous filait 3000 euros, un Cnar 5000 euros, et on avait treize préachats, plus plein d'options. Du coup pour la première fois on avait été déclarés sur les répètes, mais on ramait.
Julie voulait qu'on garde notre marque de fabrique, qu'on se serve de ce qui marchait dans les deux premiers, et Olive voulait qu'on se renouvelle, qu'on surprenne. 
Moi, je ne savais pas trop comment me positionner, et du coup ils ont commencé à se prendre la tête. 
Avec six ans de tournée, on avait cumulé assez d'heures ensemble pour que la proximité devienne de la promiscuité, et de vieux dossiers commençaient à ressortir.
C'était notre quatrième et dernière semaine de résidence, et en fin de compte, avec ces conneries d'être payés en répète, on avait vachement moins bossé qu'à l'époque où on ne l'était pas, et où on se retrouvait tous les jours à la Friche.
On avait une série de séquences qui tenaient debout, mais rien qui liait vraiment le tout. 
Tout le monde faisait semblant de croire que ça allait le faire, mais l'ambiance était un peu tendue. 
On a bricolé du mieux qu'on pouvait, et on a compté sur notre rapport public, tellement bon sur les deux premiers.

Comme le Cnar nous avait accompagnés, il y a eu une sortie officielle, sur leur gros festival.
Des potes, des progs, de la famille, bref le pire public qui soit, avec au milieu des vrais gens, mais des habitués, donc exigeants.
On s'est vautrés. 
Pas que ça ait été une catastrophe, mais les applaudissements ne mentent pas, et ça sentait le "pas mal" à plein nez. 
On a donné le change sur le coup, mais à compter de cette date, l'ambiance s'est radicalement altérée dans la compagnie. 
La tournée de l'été, c'était une sorte de course en descente, tu aimerais conscientiser, maîtriser, mais tu n'as pas le temps et tu dévales. 
On a enchaîné les festivals importants et le temps nous filait entre les doigts.
Entre chaque date on se faisait des débriefings, on analysait nos demi-succès, on recadrait les choses dans le camion, on essayait de se faire des répètes sur la route. 
On est rentré dans une sorte de rage pour la survie.
De la déprime, on est passés à la combativité, les rangs se sont resserrés, et finalement, l'adversité nous a rapprochés. 
A la fin de l'été, le spectacle avait eu deux ou trois succès honorables, et une fois, on nous avait même dit qu'il était meilleur que les deux autres. 
On touchait le début de quelque chose. 
Mais le mal était fait.

L'année suivante, le verdict était clair: dix dates, dont une bonne moitié sur des petites fêtes ou des événements de copains.
Et puis là, je ne sais pas comment ça marche, mais le temps, ça vous bonifie le jeu.
Sur ces dix dates, le spectacle s'est métamorphosé. 
Le texte n'a pas bougé d'un iota, mais tout à coup ça s'est mis en place, des petits réglages de rien du tout, des intentions plus justes, une énergie mieux projetée, une magie soudaine, et le spectacle est devenu vraiment bon. On a commencé à réellement cartonner. 
A la fin de ce deuxième été, il était tel qu'il aurait dû sortir.

Aujourd'hui, en y repensant, je réalise que les deux premiers aussi, ont mis du temps à se faire. 
Mais comme on jouait sur des petites dates, ça ne s'est pas vu. 
C'est d'avoir été trop attendus, d'avoir été trop exposés dès le début qui nous a grillés.
Le troisième se vend peu. 
Il faudra du temps...
On est toujours ensemble avec Julie et Olive, et on va repartir en résidence, pour une quatrième créa. 
Tout va bien. Pas mal.

Je suis le seul, je crois, à ressentir ce sentiment de défaite...
Parfois je repense à cette discussion, dans les loges. 
Il avait diablement raison. 
C'est la lumière ou l'ordinaire.






Carnet de route de Qualité Street





  • [rue] - Fiction de rue - " Tremplin ", Chtou, 24/10/2018

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