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[rue] « publics empêchés »


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  • Date: Sat, 15 Dec 2018 13:00:36 +0100
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«Les “gilets jaunes”, ces exclus de la culture subventionnée»
Les personnes qui manifestent sur les ronds-points illustrent aussi la fracture culturelle béante en France, estime, dans sa chronique.

par Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », 15 décembre 2018


Chronique. Qui, dans la culture, soutient les « gilets jaunes » ? En grande majorité, des figures connues du spectacle, pas des gamins, qui s’expriment au croisement du spectacle d’humour, de la télévision, du cinéma, du théâtre, de l’animation.

Souvent ils touchent à tout. Ils ont un large public, populaire, proche de celui qui anime les ronds-points. Dans la liste, on cherche vainement une figure de notre élite culturelle. Entendez des plasticiens, cinéastes, comédiens, musiciens, chefs d’orchestre, metteurs en scène de théâtre, patrons de festivals ou responsables d’institutions qui créent ou gèrent des lieux prestigieux avec l’aide de l’argent public.

Le silence de ces derniers est assourdissant. D’autant qu’ils aiment parler. On imagine pourquoi : ils ne sont pas « gilets jaunes », leur public non plus. Parler, c’est prendre des coups. Que deux mondes culturels s’ignorent, on le sait depuis des lustres, mais avec les « gilets jaunes », ce fossé surgit au grand jour.

Certains de leurs soutiens en ont marre de « casquer comme des porcs ».Mais d’autres rappellent qu’ils sont favorisés et se doivent de soutenir ceux qui souffrent, de s’insurger contre la violence des élites, le mépris de classe. Ils ont pour noms Brigitte Bardot, Franck Dubosc, Patrick Sébastien, Pierre Perret, Arnaud Ducret, Anny Duperey, Gérald Dahan, Michaël Youn, Philippe Lellouche, Kaaris ou Jean-Michel Jarre.

Méprisés par la « haute culture »

Line Renaud est une marraine bienveillante du mouvement. Cyril Hanouna un compagnon de route, qui leur donne la parole. Confortant sa réputation d’Ovni, Béatrice Dalle se réjouit de voir « Paris sous les bombes » tout en ajoutant qu’« on ne fait pas une révolution en mangeant des brioches ».

Les profils des soutiens sont divers mais se retrouvent sur un point : ils évoluent dans une industrie culturelle privée, pour beaucoup dans un climat « terroir », et sont ignorés, voire méprisés par la « haute culture » mondialisée et financée par l’Etat et les collectivités locales – à qui ils rendent bien ce mépris. Ce n’est pas sans liens avec leur public de « gilets jaunes ». La France des ronds-points, c’est la France de Johnny Hallyday – ses chansons y passent parfois en boucle au milieu des drapeaux tricolores – ou celle de Jean-Pierre Pernaut.

Cette France-là est en majorité blanche, péri-urbaine, pavillonnaire, cliente des centres commerciaux. Elle travaille dur et gagne peu ; elle est exaspérée par les taxes et les normes d’un côté, l’appauvrissement des services publics de l’autre ; elle se sent méprisée par les élites, déclassée aussi – elle glisse vers les plus pauvres mais sans toucher les minima sociaux – et voit s’envoler les riches qui profitent de la mondialisation. En prime, elle est culpabilisée – c’est mal de rouler en voiture et de stigmatiser son voisin pauvre ou étranger. Elle n’est pas non plus sans liens avec l’Amérique de Donald Trump.

Les « gilets jaunes » sont logiquement exclus de la culture subventionnée. Pas invités au banquet urbain. Pas de ce monde. Le public de la culture institutionnelle est d’abord constitué de spectateurs aisés, éduqués, recrutés à droite comme à gauche. Car la gauche et la droite, qui peuvent s’opposer sur des tas de sujets, notamment l’économie, vivent une cohabitation complice dans la culture institutionnelle. Ils communient ensemble à l’opéra, au théâtre, au concert, dans les musées ou les festivals. La droite industrielle crée des fondations et prend l’habit du mécène. La gauche culturelle domine l’école et l’université, les médias aussi, monopolise les postes dans les théâtres ou ailleurs, avec pour passion de défendre les formes novatrices qui font le brio d’une nation.

Un sentiment d’abandon

A ce public dominant, les décideurs bataillent pour en ajouter un autre. La culture lui a donné un nom convenable : les « publics empêchés ». Ce qui sous-entend qu’ils sont des victimes, pour moult raisons.

D’abord les personnes les plus modestes, et puis les plus éloignées de la culture, avec un accent fort mis sur les banlieues. Ou encore les handicapés, et puis les chômeurs, les détenus, les malades, etc. – sans oublier, et c’est un autre sujet, la mixité aux postes de décision dans la culture. La liste est certes longue, mais elle ne comprend pas les millions de Français qui forment la petite classe moyenne – celle-ci paie plein tarif à l’entrée des musées ou des théâtres.
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Placés entre deux extrêmes, entre le public riche et le public pauvre, ces Français silencieux échappent aux radars de la culture subventionnée, de l’Etat comme des collectivités locales. Ils ne sont pas considérés comme des victimes, donc ignorés, d’autant que leurs goûts culturels sont considérés comme ringards. Invisibles donc, et partout.

Dans une lettre de soutien aux « gilets jaunes », l’écrivain Edouard Louis, qui ne cesse de ressasser son origine sociale plombée, évoque « des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique ».

Cette France silencieuse sort du bois pour gagner les ronds-points, avec le sentiment que le pays les abandonne. Qu’il fait plus pour les plus défavorisés que pour elle. Le grief est le même pour les lieux culturels subventionnés. Ce qui soulève une question : l’Etat, qui consacre autour de 4 milliards d’euros à la culture, et les collectivités locales autour de 10 milliards d’euros peuvent-ils faire l’impasse sur les petites classes moyennes ?

Retrouver un minimum de cohésion sociale

Poser la question, c’est dire déjà une fracture culturelle béante. Y répondre n’est pas simple. Après tout, les lieux culturels, qui ont l’excellence pour moteur, n’ont pas à plaire à tout le monde. Il appartient plutôt à l’Etat et aux collectivités locales de bouger s’ils veulent retrouver un minimum de cohésion sociale.

Mais quand on voit l’extrême difficulté, depuis vingt ans, à démocratiser un tant soit peu les publics de la culture, dans un pays qui est déjà champion des prélèvements obligatoires, et qu’il faut pas mal d’argent pour cela, on souhaite du courage à tous pour répondre à ce nouveau défi culturel qui monte au rond-point.

Michel Guerrin  (rédacteur en chef au « Monde »)


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  • [rue] « publics empêchés », francoismary, 15/12/2018

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