Bonjour,
Hier j'étais à la réunion de la Franc-comtoise
de rue où Lucile rêvait à voix haute d'un grand
événement pour les 20 ans de l'assoc.
Il y avait plein de personnalité chamarrées. Des
plaintes. Des idées.
C'était joli à voir et à entendre.
Aujourd'hui : 8 Mai. Il pleut.
J'ai regardé avec les enfants Harry Potter se
battre contre Voldemort (spoil : une part de
lui-même).
Et lu Olivier Neveux Contre le théâtre
politique.
Le titre est une antiphrase. Ou plutôt fustige la
tendance au "tout politique" qui dépolitise ou
affaiblit toute tentative de politique (entendue comme
autre monde possible).
Un passage m'a plu. Plutôt que d'éclairer les
effets du spectacle sur une "communauté théâtrale",
renvoyant dos à dos l'unité chère à Vilar comme la
confrontation fertile vantée par Brecht, il met
l'accent, assez justement me semble-t-il, sur
l'individu au centre de l'expérience théâtrale. Il
évoque notamment la rencontre avec une oeuvre comme
expérience égalitaire. Et ce qui s'y passe de
singulier.
" Et voilà comment se dispose l'expérience
égalitaire : par le capacité de l'oeuvre à bouleverser
une personne. Cette personne, il se pourra qu'elle
vienne du milieu populaire - ou pas. Un jour, on
ignore pourquoi, peut-être la veille ou le lendemain y
aurait-elle été insensible, mais un jour, devant elle
quelque chose existe qui ne ressemble à rien, à rien
de ce qu'elle croyait être l'art ou la vie, à rien de
ce qu'elle avait imaginé, et voilà que se défait le
partage entre le permis, le promis, le possible, le
pensable. Parfois, sinon souvent, on ne comprend rien.
Se perçoit seulement une liberté jusqu'ici
insoupçonnée, une façon de recomposer l'espace,
d'habiter le temps, de convoquer les couleurs et les
volumes, de dire quelques mots, de les marier, de
jouer en toute impunité, d'être seul très ensemble. On
n'avait pas idée de tout cela. Il est possible d'en
sortir très en colère, ahuri, exaspéré, ricanant - ou
sidéré, ou intimidé, ou léger. Quelque chose a passé,
qui n'est pas nécessairement de l'ordre du choc, la
combustion peut être lente, à bas bruit. C'est une
jeune personne qui découvre qu'avec une perruque, un
gros cul, un nez, un poème, le monde n'est plus tout à
fait identique à lui-même. Une autre qui
s'enthousiasme de trouver dans ce lieu incomparable où
l'on traite avec grands égards les illusions, la
preuve que les images qui nous assiègent, les
représentations qui nous déterminent ne sont que
quelques-unes, parmi d'autres. Leur autorité impériale
est atteinte. Ou encore : que la vraie vie est
ailleurs et que peut-être "cette autre vie, c'est
autre chose qu'une vie" ou le désir qu'échauffent
d'étonnantes présences. L'expérience est égalitaire
parce qu'elle s'adresse à ce qui en chacun,
possiblement, est avide, plus ou moins confusément,
d'autre chose, apte à désirer l'exception de sa vie
sur la règle intériorisée de toute fatalité.
Bien sûr, elles sont rares les vies qui se
redressent de la sorte, ces chocs sont hypothétiques,
jamais systématiques. Le plus souvent, l'oeuvre n'est
pas une révolution, elle est un moment parmi d'autres
- mais elle peut participer, ô combien, à ce que dans
son analyse des "trans-classes", Chantal Jaquet a
nommé la "logique de l'écart" et "la radicalisation du
travail de la différence au sein du même, de l'effort
de déprise par lequel chacun s'affirme dans son être
singulier, en s'écartant des modèles en vigueur et du
mimétisme absolu". Rien n'aura eu lieu que la
possibilité de ce lieu. On songe à Paul Nisan ; "aussi
longtemps que les hommes ne seront pas complets et
libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les
porte, ils rêveront la nuit". Le théâtre est
possiblement cette nuit - il réclame cette liberté."
(ça vient de paraître, La Fabrique éditions)
Cela m'a rappelé ma rencontre avec Ilotopie, au
hasard d'une rue de Montbéliard à la fin des années
90. Mon étonnement devant des corps nus, colorés, au
milieu de ma ville triste : un spectacle qui ne
s'affichait pas comme tel (pas de barrière, pas de
billets : qui payait? pourquoi? sans autorisation?) et
le spectacle des réactions des spectateurs. Je n'avais
jamais vu ça. Je ne savais pas ce qu'était le théâtre
de rue. Ce jour, qui marqua ma rencontre avec le
Théâtre de l'Unité, fut la confirmation qu'il y avait
un autre destin que l'usine. Qu'on avait droit à un
autre imaginaire. Une autorisation aussi. Une autre
façon d'habiter le monde que la captivité et
l'obéissance. Oui. Une façon non-ouvrière-Peugeot.
Voilà ce que j'avais envie de vous partager,
Stéphanie