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[rue] (Street-Fiction) - Une ombre -


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  • Subject: [rue] (Street-Fiction) - Une ombre -
  • Date: Sun, 22 Sep 2019 12:50:31 +0200

D'où vient qu'on aime un homme?
Je crois être tombée amoureuse de Mathieu par ses yeux.
J'ai doucement glissé amoureuse, devrais-je plutôt dire, tout comme lorsque cette petite fille que j'étais raffolait de l'exquise descente du toboggan, prévisible, rassurante, et enivrante…
Il n'était pas artiste à l'époque, au sens où l'artiste vit de son art, mais encore étudiant dans une école de cirque.
Je l'ai rencontré le soir de la première de son seul en scène, uns soirée vibrante d'émotion, qui concluait symboliquement son enseignement, tout en formulant la promesse d'une vie professionnelle. La première représentation publique du premier spectacle… quel ardent espoir, quelle fragile jeunesse, quel pari fou!

Dans son regard on lisait l'enfant qu'il était encore, la douceur, et derrière la fière assurance qu'il se donnait, la tendresse de l'homme qu'il allait devenir. Dès nos premiers échanges, j'ai senti que nous étions plus que proches. À mon propre émerveillement, je rencontrais quelqu'un qui aurait pu être le frère que je n'ai pas eu, nos yeux se parlaient, nos voix s'harmonisaient… j'avais trouvé l'âme soeur.

La réussite ne tarda pas. Mathieu devint intermittent huit mois plus tard, et le succès de ce premier solo le fit voyager dans la France entière, traversant tous les festivals majeurs, à la rencontre d'un milieu qu'il découvrait à grande vitesse.
Sa proposition, singulière, plaisait à ses pairs et au public. Particulièrement aux jeunes circassiennes.
Durant les deux premières années de tournée je continuais mes études, essayant de le rejoindre autant que possible, pour bien montrer à ces demoiselles qu'il y avait chasse gardée.

Sa vie était plus désirable que la mienne.
Cela n'était pas grave, mais cela faisait comme une ombre. Et cette ombre, c'était moi.
Lui n'en voyait rien, lumineux qu'il était, et comme je l'aimais entièrement, j'étais sincèrement heureuse pour lui de cette fortune professionnelle. Je l'encourageais, je le réconfortais, je le félicitais, campant son plus fidèle soutien.
Une deuxième création, un deuxième succès.
Et moi, je ne savais pas quoi faire de ma vie, mon master en poche.

Les perspectives professionnelles auxquelles je pouvais prétendre me déprimaient.
Tandis que Mathieu brillait, applaudi toute l'année dans tous les villages de France, construisant son histoire dans le voyage et l'aventure, je ne pouvais me résoudre à signer un CDI qui me condamnerait à des horaires fixes, des collègues obligatoires et une assignation à résidence.
Je ne voulais pas être sa chargée de diff, il en avait d'ailleurs déjà une, dont il était ravi.
J'errai deux années, sans me résoudre à quoi que ce soit, entre chômage et petits boulots mal payés pour lesquels j'étais surqualifiée.

Il m'en fallut du temps!
Ce n'est que lorsque Mathieu attaqua sa nouvelle et troisième création, que j'osais, à mots couverts, lui signifier que j'aimerais par-dessus tout le rejoindre dans son aventure.
L'idée a infusée, délicatement, et puis un soir où nous prenions un apéro à rallonge dans le canapé de notre petit appartement, il a soudain envisagé la chose. Subitement, à sa manière, elle s'est imposée comme une évidence, et c'était immédiatement acquis. La prochaine créa, nous serions tous les deux sur scène.
Mon coeur bondissait de bonheur plus que je ne pouvais le montrer.
Ça allait être une épreuve pour notre couple, mais c'était un projet tellement transportant, tellement beau, tellement fantastique!
Du jour au lendemain, je rentrais dans le monde du spectacle.

Restait un problème majeur.
Mathieu avait pris de l'avance.
Il avait ses techniques de cirque pour lui, et surtout une belle expérience de la scène.
Quand j'étais terrorisée à l'idée même de passer le pendrillon, lui avait déjà son clown, des réflexes de jeu, et un charisme que quatre années de tournée avaient lustré.
Je ne pouvais jouer au même titre que lui, nous n'avions pas le même niveau et cela aurait donné un duo déséquilibré, ce qui est toujours décevant.
Alors nous avons eu cette idée, fort peu originale je le conçois maintenant, qui allait me donner une place idéale: je serai la "baronne". Prise au hasard dans le public, j'allais jouer l'ingénue en me prétant à toutes sortes d'interactions avec lui, avant que les spectateurs réalisent, médusés, que tout avait été préparé d'avance. Et nous saluerions tous les deux, mains dans la main, sous les applaudissements.

La recette, séculaire, a fonctionné.
Nous avons tourné cinq ans avec ce spectacle, je me suis affirmée dans ce rôle, j'ai même développé la partie où le public a compris que j'étais complice, pour jouer d'égal à égal avec Mathieu.
Je n'avais plus peur. Je me considérais même enfin comme une comédienne.
Mais je restais la femme de l'artiste.

Cela se voyait à tant de signes, de micro-humiliations, de phrases fortuites, de comportements qu'il m'aurait peut-être fallu systématiquement trouver anodins, mais je savais que je n'étais pas paranoïaque.
Quand le programmateur venait nous voir à la fin d'un spectacle, il s'adressait à Mathieu pour nous féliciter.
Quand nous arrivions dans une salle, le premier regard et les premiers échanges du technicien étaient toujours pour Mathieu. Comme si j'étais la dernière des cruches, et que je n'avais aucune idée du plan de feu.
Quand nous rencontrions des amis artistes, Mathieu avait toujours une place plus importante, les corps parlaient d'eux-mêmes, et il m'arrivait même parfois de faire partie du demi-cercle qui se formait devant lui, comme si je ne faisais pas partie du centre d'intérêt.
Et je crois que cela a quelque chose à voir avec le fait que j'étais une femme.
Que je n'étais qu'une femme, aux yeux de la plupart des gens.

J'étais une femme qui avait aidé son homme à grandir, qui s'était mise à son service par amour, et qui l'avait laissée prendre de l'avance, parce qu'elle voulait le voir heureux de briller.
J'étais une femme qui ne s'était pas imposée dès le début comme une partenaire potentielle.
Peut-être parce qu'elle n'osait pas elle-même s'avouer qu'elle le souhaitait.
J'étais une femme qui avait grandi dans l'ombre, et qui restait dans l'ombre, parce que j'étais une femme.

Je n'allais pas plaquer Mathieu, je l'aimais.
Mais je ne supportais plus cette situation.
Il était tard, j'étais vieille, j'avais trente et un ans.
Pas encore assez vieille cependant pour ne pas avoir les tripes de se regarder en face.
Si je faisais un enfant, je ratais ma vie d'artiste, et je restais finalement, une fois de plus, au service de mon couple.

Alors le choix était simple, soit je faisais un enfant maintenant, soit je me jetais corps et âme dans mon projet, et je lançais quelque chose avant.

Je commençais à jeter les bases de mon spectacle en solo.
Je ne voulais pas le sortir sous le nom de la compagnie de Mathieu, je créais la mienne.
J'avais un boulot de dingue, entre tout l'administratif à gérer, les cours de musique que j'intensifiais, l'écriture et mes ateliers théâtre.
Mais je me battais contre le temps. De toutes mes forces.

Aujourd'hui, en quelque sorte, j'ai gagné.
Quand je suis accueillie sur un festival, j'arrive toute seule, et c'est moi que le régisseur vient voir, bardé de pass, de barnier et de leathermans. De toute façon je m'en fiche, je n'ai besoin de rien.
Et quand le programmateur vient me féliciter, à la fin du spectacle, je plante mes yeux dans les siens.

Je n'ai pas d'enfant, et il est trop tard maintenant.
Ai-je été égoïste?…
Je me suis trouvée.
Moi!

Et j'en suis fière.






  • [rue] (Street-Fiction) - Une ombre -, Chtou Gildas puget, 22/09/2019

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