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[rue] (Street-Fiction) - Mon père -


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  • Subject: [rue] (Street-Fiction) - Mon père -
  • Date: Fri, 18 Oct 2019 12:16:48 +0200

Mon père va bientôt mourir.
La première pensée que tout le monde a, c'est de se dire que ce n'est pas surprenant avec la vie qu'il a eue, mais à la fois, tout le monde finira pareil, même les pères des autres.
Bon c'est clair, c'est un vieux clown à l'ancienne et le nez rouge, il le porte sans élastique, à ce qu'il dit, c'est l'origine, d'ailleurs… "La Fragilité, c'est la lucidité du philanthrope, mon fils!". Et là il éclate de rire avec sa voix trop forte.
C'est cela les valeurs qu'il me transmet depuis que je suis tout petit, mon père.

Quand 68 est arrivé il avait 15 ans, ça paraît tôt aujourd'hui mais à l'époque à 15 ans, il avait déjà des copains qui bossaient, fumaient des clopes et discutaient politique avec leurs camarades ouvriers.
Il a jeté des pavés, il a surtout détalé dans les rues avec les autres, tu parles, il venait de la Sarthe, pour lui Paris c'était du tourisme.
Et puis on en fait des caisses sur la rébellion de cette génération, mais faut pas oublier que 20 après le baby boom, la France s'est retrouvée avec un tiers de la population qui avait moins de 20 ans… tu vois le rapport?
Aujourd'hui c'est un quart qui a plus de 60 ans. Merci pour nous.
Mon père en fait partie, lui il n'a pas changé, mais alors, ils sont devenus quoi au fait tous les rebelles?
Ils votent Macron, wouaye, respect les vieux!

Ils nous ont bien niqué le monde, ouais, les renégats.

On a eu une discussion sur l'avenir avec papa.
Ce qui me fait trembler à chaque fois que je trouve le temps de passer une soirée avec lui, c'est que je me dis que c'était peut-être la dernière.
On était devant le mobilhome, en terrasse, et il buvait trop comme d'hab, de toute façon la chimio il s'en fout, on regardait le cheval brouter sur son petit bout de terrain. Il est chouette le terrain de mon père, c'est tout boueux, à moitié marécageux, mais il y a des dizaines d'oiseaux et le soir on entend des grenouilles. J'ai l'impression qu'il n'y a que là que j'ai jamais entendu des grenouilles.
Juste une petite brume qui caressait les joncs, des froissements dans les broussailles, la nuit qui s'épand dans le ciel… et la masse de mon père dans son fauteuil de camping, tenue par ses yeux vastes comme la bonté.

Bon, on est lucides, tout part en cacahuète. C'est l'extinction de masse.
En 50 ans, 60 pour cent des vertébrés dans le monde, 75 pour cent des insectes en Europe, les sols qui se dégradent, l'eau des glaciers donc des nappes phréatiques qui fond et rejoint la mer, qui monte, la population mondiale qui croît, les migrations à venir, l'extrême droite de retour partout, sans parler du système financier qui peut péter du jour au lendemain…
Et nous, en évoquant tout ça, on se marrait.
Punaise qu'est-ce qu'on s'est marré!
Moi je suis souvent cynique, c'est drôle aussi, mais lui, il arrive toujours à te faire vraiment marrer sur ses réflexions, ses attitudes, des jeux de mots cons, juste par pur plaisir.
C'est ça sa magie. Bien sûr on est super conscient de tout ça, mais quoi, on va se prendre au sérieux d'un coup tous les deux, là, qu'est-ce que ça va changer?
On n'est que des pauvres clowns, on le sait bien qu'on ne peut rien faire d'autre que des choses à notre petit niveau, et ça, faut être lucide, c'est dérisoire.

Le lendemain matin j'ai décollé avec mon camion pour aller jouer mon spectacle de jongle sur un festival de rue. Ça me faisait plaisir parce que je ne suis pas connu, et ça fait du bien de jouer une date où il y a d'autres compagnies, ça me change des one-shot en solo.
Le soir, on s'est retrouvé au catering, une salle toute moche (j'adore les salles des fêtes, c'est débile mais ça me met en joie les lieux collectifs moches, je m'y sens bien), un buffet à volonté (j'avais grave la dalle), un cubis de rouge bio (bon point), et tout le monde qui mangeait sur des grandes tables.

L'avantage que j'ai à tourner tout seul, c'est que je me faufile où je veux.
J'ai avisé un groupe de vieux, ils avaient bien 50 balais tous, et ragaillardi par mon pater, j'ai décidé de jouer un peu le petit jeune, pour aller tâter de la compagnie mythique.

Bon pas de surprise, ils parlaient boulot. De toute façon cette génération, 30% de chance qu'ils parlent intermittence, 30% de chance qu'ils parlent de programmateurs ou de compagnies qu'ils connaissent, 40% de chance qu'ils parlent d'eux.
Ils discutaient de comment l'intermittence avait chuté pour eux et d'autres compagnies qu'ils connaissaient.

C'était vraiment la merde aujourd'hui. Et c'était vraiment mieux avant. Et puis avant y'avait pas tous ces festivals et ces petits jeunes (excuse nous, hein!) qui font du commercial. Et puis les rues n'étaient pas fermées et y'avait pas de barrières. Et puis ils avaient inventé le rapport à la rue, ils avaient inventé un mouvement artistique, et puis ils avaient inventé la déambulation, et ils avaient inventé les festivals aussi, mais c'était dommage qu'il y ait des festivals, alors que c'était mieux de jouer avant quand le public n'était pas au courant et qu'il n'y avait pas de festival, et surtout toutes ces nouvelles compagnies, qui leur faisaient concurrence avec des spectacles en duo ou en solo sans revendication. Et puis de toute façon, comme les subventions publiques se pétaient la gueule, et vu la réforme de l'assurance-chômage, ils pouvaient limite me prêter un prolon pour que j'aille me pendre. Mais je pense que le tekos qui maugréait parce qu'il n'y avait pas de viande m'aurait demandé de le lui ramener après.

Moi j'ai pensé à la fin de la soirée avec mon père.
Je l'avais branché en lui disant "Bon alors arrête tes conneries, toi t'es malade (ça faisait un bien fou de pouvoir lui dire ça, de le formuler), mais moi putain je suis jeune! Alors ça va être quoi l'avenir pour moi?"
"L'avenir?" Il m'a souri de tous ses chicots.
"L'avenir je suis sûr d'une chose, fils, écoute-moi bien!" Et il m'a claqué sa grosse paluche de monteur de chap sur l'épaule.
"Si tu gardes le sens de l'humour, fils, hé ben l'avenir, tu vas bien te marrer!" Et il est parti à se marrer.
J'ai grogné, protesté, trop facile!
"Ben quoi j'ai pas raison? Franchement!!! J'ai tort? Comment j'ai tort?!Si tu gardes le sens de l'humour, tu vas bien te marrer, imparable!!"
On s'est embrassé super fort, je l'ai serré dans mes bras, j'avais le coeur qui battait à péter sa cage d'os.
Lui, il me caressait tout doucement le dos…
Et je l'ai quitté.

Je jure devant tous les Dieux du Cosmos que je ne serai jamais blazé, je ne serai jamais défaitiste, je ne lâcherai jamais un pouce de joie au pessimisme. La vie est belle putain, chaque jour est un vrai miracle, je sens la sève de la jeunesse en moi, je veux courir en grimpant les escaliers, je veux foncer dans les rues en vélo, je veux chanter de toutes mes forces dans les rues en pleine nuit, je veux aimer du fond de mon coeur, je veux croire en l'avenir!

Dégagez les vieux tristes, cette merde c'est la vôtre.
C'est le rôle des artistes d'y croire encore et toujours, d'être des utopistes debout, de toucher le ciel, de boire aux nues jusqu'à l'ivresse de la beauté, c'est le rôle des artistes d'engendrer le réel à force de chimères et d'enchanter le monde!

La moindre des choses, c'est d'avoir l'élégance de humour.

L'humour c'est l'espoir
Et l'espoir, vous nous le devez.





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